L'importance d'être Jacques Mayol

Il y a des enfants qui rêvent de devenir astronautes, d’autres qui s’imaginent dauphins. Moi, je voulais descendre au fond. Loin du monde, loin des séparations. Ce n’est pas que je voulais mourir, juste retourner au fond. Et surtout, qu’on vienne me chercher.

Gros Plan
5 min ⋅ 01/08/2025

Je sais que je suis vieux parce que lorsque je suis installée au soleil et que ma peau entière est écrasée par les UV, quand je sens mes poils roussir et mes pores se rétracter, j’ai la musique d’Eric Serra dans le crâne. Le tout début du Grand Bleu, la Grèce, pour celleux qui se souviennent encore du film, le noir et blanc, la plongée et la mort du père, ca va, je ne vous divulgue rien de secret, arrêtez de chouiner. Le Grand Bleu c’est mon film de fin d’enfance, il sort en 1988, je le vois au Grand Rex avec mon papa. Quand mes parents divorcent, je rencontre sa nouvelle amie, grecque. CQFD. Je suis Jacques Mayol, l’homme dauphin. Moi aussi je veux plonger au plus loin de la mer, dans l’obscurité, repousser les longues algues de mes bras, ne plus respirer. Moi aussi, je veux un peu mourir, j’ai 9 ans pourtant, mais ce sentiment m’est familier. Il me semble que je comprends dans mon ventre qu’il n’est pas simple de vivre avec les autres humains. Qu’on a la paix plus facilement dans le silence de la mer, ou plus simplement, de sa chambre.  

L’été, quand c’est son tour de garde, je pars en Grèce donc. Avec mon père et sa nouvelle compagne. Il y a d'abord l’avion, le taxi jusqu’au Pirée, et puis le bateau, l’immense ferry jusqu’aux îles. Je pourrais réécrire l’histoire et dire que mon père choisissait de me laisser libre pendant les vacances pour forger mon caractère, mais je crois qu’il s’agissait au mieux de paresse, au pire de négligence. J’ai 10 ans, mais je vais où je veux. Je me réveille quand je veux, je dors quand je veux. Je prends les bus pour touristes. Je prends quelques billets sur la table de l’entrée pour payer mon café frappé au lait concentré. A mon poignet gauche, je porte la montre que ma grand-mère m’a rapporté de croisière, elle a arrêté de fonctionner à la première baignade, mais c’est comme un trophée, un porte-bonheur, il ne peut rien m’arriver. Je plonge profond dans les criques, je passe des heures heureuses immergée entre les rochers, je mordille mon tuba jusqu’à ne plus pouvoir respirer. Parfois, je monte derrière mon père sur le scooter de location, le moteur brûlant se colle à nos mollets, nous n’avons pas de casque, je m’accroche à son ventre, mes bras n’en font pas le tour. 

Le soir venu, on dîne sur la plage, les fauteuils en plastique s’enfoncent dans le sable, je mendie quelques gouttes d’ouzo à mélanger à mon coca light. De minuscules crabes viennent nous chatouiller les orteils, la nuit tombe sur la mer, je vais me baigner entre chaque plat, entre chaque bouchée. Quand l’eau devient noire comme le ciel, tout semble enfin se taire, les poissons même vont dormir, je me laisse dériver, je suis Jacques Mayol, il ne peut rien m’arriver. La plage s’éloigne, je rêve un peu plus fort, les étoiles se lèvent. Je rêve d’une amitié comme celle d’Enzo, l’italien joué par Jean Reno, je rêve de jouer du piano au fond d’une piscine, je me refais tout le film. Je n’entends plus les rires des adultes, j’ai les oreilles remplies de toute mon angoisse d’enfant, du divorce de mes parents, de mes envies de partir. Je suis loin maintenant. Je vois encore la plage, les lumières du restaurant, mais j’ai disparu pour eux. 

C’est ce que je voulais, au fond. Disparaître, juste un peu, pour voir si quelqu’un me cherche. Qu’on s’inquiète, qu’on crie mon prénom, qu’on coure sur la plage en agitant les bras. Qu’on m’aime assez fort pour me rappeler à la surface. Me faire respirer. Me rendre le souffle. Mais rien. Personne ne bouge. Je reste là, suspendue entre deux eaux, entre deux mondes. Le sel me pique les yeux, j’ai un peu froid, mais je m’entête. Je suis Jacques Mayol, j’ai 10 ans, et je teste les limites de mon souffle, de mon corps, de leur amour. Je finis par revenir. Parce que c’est l’heure du dessert. Parce que j’ai vu une ombre un peu flippante se faufiler entre mes jambes. Parce que je ne suis pas un dauphin, juste une enfant un peu paumée. 

Ils ne m'ont pas vue partir. Ils ne me félicitent pas d’être revenue. J’ai des algues dans les cheveux, la peau fripée, le cœur à marée basse. Mon père fume la pipe, content. Sa compagne me sourit poliment. J’ai envie de leur dire que j’étais à deux doigts de fuguer tout au fond de la mer, tout au bout. Que j’ai été loin. Que j’ai dû choisir de revenir. Que c’était difficile. Mais je n’ai pas les mots. Alors je m’assieds, je pique un bout de tomate fané, et je regarde la mer qui, elle, a tout vu. 

Je crois que c’est à ce moment-là que je commence à garder mes souvenirs comme des preuves. À stocker les scènes comme des plans de cinéma. À garder les phrases pour plus tard. Je n’ai pas de carnet, pas de stylo, mais j’ai un cerveau plein d’eau salée et de répliques imaginaires. Je me dis que peut-être, un jour, quelqu’un comprendra. Que je ne suis pas juste silencieuse ou rêveuse. Que je suis en train de survivre. J’ai 10 ans et je veux plonger encore. Mais cette fois, j’emmènerai quelqu’un avec moi. Pas pour le perdre, non. Pour qu’il sache ce que ça fait d’être au fond. Pour qu’on puisse peut-être, un jour, remonter ensemble. S’accompagner, faire de grands et beaux mouvements de palmes, se reconnaître, s’aimer.

Je ne sais pas si c’est à cause de cette nuit-là, ou de toutes les suivantes, mais depuis, je fais attention aux gens qui s’éloignent sans faire de bruit. Celleux qui disparaissent sans claquer la porte. Je repère les battements d’ailes un peu trop calmes, les regards qui glissent vers le sol, les silences pleins de sel. Je deviens une experte de la fuite. Des départs intérieurs. Des apnées prolongées. 

A l’adolescence, je ne plonge plus. Je me tiens au bord, crispée. Je me regarde faire. Je n’ai plus la même insouciance. Je commence à comprendre que certains enfants deviennent adultes sans jamais remonter vraiment. Je laisse le Grand Bleu dans un coin de ma mémoire. Je grandis. Mon père m’abandonne. Je survis. Je fais des études, j’ai des ami.e.s, des amours, des moments de surface. Mais parfois, sans prévenir, je sens un appel. Une lumière transparente et bleue. Une musique qui s’impose. Un tremblement. Comme une main qui viendrait me chercher par le fond du ventre. Alors je coupe tout. Je m’enfonce. 

Je redeviens Jacques Mayol, je redeviens silence. Je disparais un peu. Et ça ne se voit pas, parce que je suis polie. Parce que je ris, je travaille, je gère mes dossiers. Mais dedans, je suis ailleurs. Je suis dans une crique grecque, avec une montre morte au poignet et un tuba entre les dents. Je suis cette enfant qui voulait qu’on la cherche. Qui voulait qu’on la voie. Qui voulait qu’on sache qu’elle se débattait avec l’idée d’exister. Aujourd’hui encore, parfois, je rêve qu’un dauphin me frôle sous l’eau et m’invite à descendre. Qu’il me montre un monde calme, bleu, où l’on respire autrement. J’hésite. J’ai appris à remonter, depuis. J’ai appris à parler. À tenir. À aimer. Mais je garde en moi cette part engloutie. Cette chambre sous-marine. Ce sanctuaire où personne ne peut me suivre sans invitation. 

On ne choisit pas ses idoles. Je m’en souhaite de moins torturées pour la suite de mes explorations. 

(Il est évident que Luc Besson est un immonde personnage, mais à 9 ans, je n’avais pas l’information)


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Par Daria Marx

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