Sale conne™

Il suffit d’un mot pour sentir remonter l’odeur ancienne du pouvoir : lourde, collante, intacte. On voudrait la transformer en slogan, la détourner, la porter fièrement. Moi non. Certaines saletés, je préfère les laisser tomber au sol plutôt que les vêtir.

Gros Plan
3 min ⋅ 12/12/2025

Je ne veux pas du t-shirt sale conne. Il me brûle les doigts rien qu’à l’imaginer. Produit au Portugal par une petite marque bobo ou par des femmes au Bangladesh pour celles qui n’ont pas un rond.
Pour une fois, ce n’est pas un député hystérique ni un éditorialiste bien peigné qui se lâche en prime sur C8 pour nous offrir ce slogan. C’est pire, ou c’est pareil peut-être : c’est une femme, la première dame, la première femme. Celle qui, par la simple posture, aurait pu dire mille choses, et qui a préféré la compromission avec un mot jailli tout droit des tréfonds de notre histoire commune.

La vérité, je crois, c’est qu’on ne gagne rien à reprendre l’insulte qui nous vise.
Je l’ai fait pourtant, trop longtemps.
J’ai cru qu’en me proclamant salope, chienne, mauvaise fille, je pouvais fissurer l’ordre du monde. J’ai cru que me nommer moi-même suffirait à défaire ce que des siècles d’hommes avaient tenté d’imposer à mon corps. Mais je n’ai fait que danser sur une scène qu’ils avaient construite, éclairée, balisée pour moi. Je brandissais ma liberté comme un accessoire, elle sonnait creux, mes cris de révolte étouffés dans les linges trop serrés pour me maintenir bien attachée. Un pantin grotesque. Le maître n’avait même pas besoin de tirer les ficelles : je les serrais moi-même pour mieux lui plaire.

On ne gagne rien à retourner la langue des hommes contre eux. Elle ne se retourne pas : elle ricoche, elle s’incruste, elle revient frapper là où c’est tendre. On ne gagne rien à maquiller la violence, à négocier avec elle comme avec une créature qu’on croit apprivoiser. Même les femmes de droite l’ont compris : “Les femmes de droite n'ont pas tort”, disait Dworkin. Elles savent qu’on ne traverse pas indemne le royaume des hommes, quel que soit le drapeau planté au-dessus du palais. Même leur allégeance totale ne les protège pas du viol, des violences, de la domination, de l’humiliation.

Pendant que nous débattons, la boutique s’organise. La première dame dit sale conne, et aussitôt les imprimeurs chauffent, les slogans s’alignent, les stories s’empilent. La victoire, paraît-il, serait dans le volume sonore de nos réparties. Dans la qualité de la punchline. Dans la capacité à transformer une humiliation en produit dérivé. Qui fera le plus de like ? Brigitte ou les comptes féministes d’Instagram ?

Et pendant ce temps, elle sourit, elle s’émerveille, posée à côté d’un agresseur sexuel, comme au détour d’un album souvenir. Elle aurait pu se taire. Elle aurait pu détourner les yeux. Mais elle a choisi la lumière : celle qui blanchit tout, même le pire, du moment que les projecteurs sont bien réglés. Sa présence suffit d’ailleurs. Pourquoi s’embarrasser de l’insulte alors que tout son corps crie la résignation à l’ordre patriarcal ? Pourquoi ouvrir la bouche alors qu’il lui suffit d’embrasser le violeur en public pour racheter son salut un peu plus ? L’opération de com’ est parfaite.

La parole publique se durcit, se fascise, se déplace vers l’ombre sans que personne ne prenne vraiment le temps de respirer. Nos associations meurent à petit feu, étranglées par l’indifférence. Et les personnes non blanches, non valides, non désirées par la grande messe de la performance façon Bolloré suffoquent. L’air est rare, vicié.

J’aimerais qu’on se souvienne que les mots peuvent ouvrir des portes. Qu’ils peuvent guérir, éclairer, créer des mondes où l’on respire mieux. Qu’ils ont porté les féministes, celles qui n’avaient ni boutique ni branding, mais une langue affûtée comme une houe pour retourner la terre entière.

Nos colères méritent mieux qu’une esthétique sérigraphiée. Elles méritent la durée, la patience, la lucidité.
Elles méritent d’être des tremblements de terre, pas des objets qu’on empile pour faire genre.

Alors n’achetons pas le t-shirt. Ne faisons pas de pancartes. Contentons-nous d’être de vraies sales connes, celles que nous avons toujours été. Celles que la norme vomit. Celles que l’hétéro-patriarcat déteste. Rejoignons nos sœurs d’armes, les autres connes, les moches, les grosses, les racisées, les non-valides, en secret, formons notre armée.

Gros Plan

Par Daria Marx

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