Longtemps, j’ai cru que la discipline était une langue étrangère, celle des gens sérieux, rangés, adultes. Je la voyais comme une camisole sociale, un boyau trop étroit pour mes élans. Et pourtant, quelque chose en moi réclame du cadre.
Depuis l’enfance, la discipline m’apparaît comme un boyau étroit dans lequel je n’ai jamais su me tenir. Je suis faite de contours mouvants, de résistances molles, d’élans soudains. Je suis une hernie, toujours prête à dépasser et à exploser.
Il y a pourtant en moi une petite voix, vieille, sèche, patiente, irritante, comme quelqu’un qui viendrait d’un pensionnat jésuite d’un autre temps, où l’on dresse les corps et les esprits. Je l’appelle mon petit fasciste intérieur, my own private dictateur, même si ces mots sont trop grands pour lui.
Il n’a rien d’un tyran, il est bien pire : c’est un organisateur.
Il ne me hurle rien, il m’explique, il me prend pour une conne.
Il me dit que ma vie serait plus simple si je me levais plus tôt, si je rangeais mieux, si je faisais des listes, si je m’améliorais, si je devenais enfin quelqu’un de fiable, de solide. Fiable pour qui, je ne sais pas. Solide, j’ai vraiment déjà l’impression de l’être pour trois.
Je le laisse parler, parfois. Les 31 décembre, le jour d’avant mon anniversaire. Les moments de bilan. Il me hurle que je fais rien de bien, jamais. D’ailleurs je ne fais rien. Jamais.
Il devient surpuissant quand je suis angoissée, quand la vie m’échappe, quand je ressens le besoin débile de reprendre le contrôle sur quelque chose que je ne maîtrise pas. C’est surprenant à quel point il a de l’autorité. J’obéis.
Il a été nourri par des années de “tiens-toi droite”, de bullet journals avortés, de discours sur la volonté, de vidéos de fit girls, de gens persuadés que s’ils y arrivent, c’est que tout le monde le peut. J’ai grandi dans un monde qui valorise ceux et celles qui se mettent en scène dans la maîtrise de leur trajectoire, qui se contrôlent, qui se dépassent, qui se font sans cesse la guerre.
Ces gens ont la discipline comme seule preuve d’existence. Sans elle, rien ne s’active, pas de photosynthèse. La discipline comme seule mérite. La discipline de bien vouloir rentrer dans la norme, de bien la performer, de cirer ses chaussures et de serrer la main à des connards, même quand t’as envie de hurler.
Il y a cette expression juive qui dit : “Tu fais des plans et D/ieu se marre.”
La discipline, parfois, c’est se prendre pour D/ieu.
Une sorte de délire mystique qui te laisse croire que si tu prends bien ta poudre de prot’ et que tu rends ton dossier la première, tu fais partie de la race de seigneurs, des intouchables, des winners.
Que ça te donne des points en plus dans la vie, comme si ça pouvait t’éviter de te manger un pot de fleurs ou un chauffard bourré.
C’est un genre de croyance, de secte ou de religion selon le point de vue, pas plus, pas moins.
Les influenceurs fitness sont des gourous déguisés en entrepreneurs, et les organisatrices de placards, leurs apôtres mal habillées.
À deux doigts de te convaincre que trop prévoir, c’est de droite.
J’aime les rituels pourtant.
J’aime répéter les actes, visiter les mêmes lieux, parfaire les mêmes journées. Le sacré.
Mais cette voix dans mon ventre qui me crie de mieux faire, qui me hurle que je suis une merde tant que j’ai pas nettoyé mes plinthes à la brosse à dents, que je devrais marcher plus, gagner plus, lire plus, partout, tout le temps, elle me fatigue, elle me tend. Parfois, elle me donne envie de mourir. Vraiment.
Pourtant, il me faut un cadre. Quelque chose comme une méthode. J’ai besoin de listes, de journées avec des objectifs. Une discipline qui n’en serait pas une. Une fidélité, peut-être. Pas un calendrier. Pas une performance. Pas une réforme intérieure. Une manière de revenir à moi-même, cyclique. Qui m’aide à ne pas tout laisser tomber. À bosser plus de 11 minutes sur le même sujet.
Une discipline poreuse, qui me laisse passer à travers les jours difficiles sans me faire mal, sans rajouter à ma peine. Une discipline qui ne redresse pas par la force, mais qui autorise les courbes et les déliés, les hauts et les bas. Et surtout, quelque chose qui fait fermer sa gueule à l’autre nazi des entrailles.
Celui-là, je ne veux plus le croiser, il dégage. Raus.
Écrire ici tous les vendredis n’est pas un exercice de volonté.
C’est une présence que je m’accorde, légère, presque accidentelle. Un point minuscule où je reviens me dire que je suis là, malgré la fatigue, malgré la dispersion, malgré des semaines qui ressemblent parfois à des marathons.
Aller à la piscine 4 fois par semaine n’est pas un exercice de volonté. J’aime l’eau. J’aime tout du rituel partagé avec des centaines d’autres, se déchausser, se mouiller, s’ébrouer. Je voudrais écrire des poèmes d’amour à ma municipale. Je trouverai le temps. Je m’organiserai.
Ce n’est pas la discipline qui sauvera le monde.
Ce n’est plus elle qui doit organiser mes plannings.
C’est la loyauté.
À moi-même, à mon envie, à mes projets, à mes valeurs aussi. Au bien qu’on souhaite aux autres, aux utopies qu’on défend pour demain, aux belles promesses, à l’amitié, et à tout le reste.
Bonne semaine. Avez-vous pensé à vous faire vacciner contre la grippe et le COVID ? Décembre c’est joyeux et fatiguant, tenez-bon, buvez des petites boissons drôles, des diabolos au kiwi, ca amuse la bouche et ca distrait le cerveau.