On nous apprend à réparer, à dépasser, à transformer chaque blessure en leçon. Mais parfois, il ne s’agit ni de guérir ni d’expliquer. Juste de reconnaître ce qui reste, ce qui circule encore, comme dans une maison mal isolée où l’on apprend à vivre autrement.
Je cherche un mot pour décrire quelque chose de très particulier. Une nostalgie malheureuse. Une mélancolie sans sucre ajouté. Le chagrin un peu débile de ne pas pouvoir changer ce qui a été. Ne pas être un super-héros.
Depuis quelques semaines, je traverse ces bulles étranges, suspendues quelque part entre le deuil, les fantasmes et l’irréversibilité. Ce sont elles qui me traversent plutôt, comme de gros ectoplasmes gluants de tristesse inexplicable.
Ce n’est pas le regret. Le regret suppose qu’on aurait pu faire autrement. Ce n’est pas non plus la nostalgie, trop arrangeante, trop tendre avec le passé. Non. C’est autre chose.
Une lucidité tardive, peut-être.
Ce moment exact où l’on comprend que certaines scènes sont figées pour de bon. Comme des photographies ratées qu’on ne recadrera jamais. On peut les observer longuement, les retourner, leur inventer des fins alternatives, des dialogues plus justes, des gestes qu’on n’a pas faits. Elles restent ce qu’elles sont. Encadrées à jamais, prises dans des baguettes trop solides pour céder à ma seule volonté.
Il y a dans cette sensation une fatigue sourde. Celle d’avoir longtemps cru que le temps était négociable. Que les choses pouvaient se réparer à force de patience, d’amour ou d’obstination. Et puis, sans fracas, on réalise que non.
Certaines portes se sont refermées sans bruit.
Il n’y aura pas de scène de rattrapage. Pas de version longue. Pas de bonus caché dans le menu.
Il y a le poids de mes responsabilités comme un bruit blanc. De la neige sur l’écran.
Et si j’étais partie ?
Et si j’avais eu la force de changer ?
Et si j’avais pu parler ?
Étrangement, ce retour de flamme me rassure. J’y vois la fin de la courbe attendue de la pure position de victime. Une forme d’ultime empouvoirement. J’aime me penser autrement que ballotée par les rouleaux d’un destin dégueulasse.
J’aurais pu.
Il aurait fallu.
Et si j’avais su.
Je ne culpabilise pas de ne pas avoir fait. Je me plais simplement à penser que faire était possible. Que tout n’était pas écrit d’avance.
Je revisite mes anciens appartements. Je dialogue avec les fantômes. Je fais des cauchemars. Je leur fais une place. J’ai la sensation que ce chemin est obligatoire. Je n’y échapperai pas.
J’ai changé de médecin traitant cette semaine. Et j’ai rencontré une soignante attentive, trauma-informed comme disent les jeunes. Après le déroulé concis de mes horreurs personnelles, et le résumé express de mes années de thérapie, elle a lâché cette phrase toute simple : c’est bien d’analyser ce qu’il s’est passé, mais c’est aussi chouette d’avancer.
Elle a raison.
Autour de moi, des gens fréquentent le canapé de leur psy pendant des décennies sans voir leur angoisse baisser ni leurs élans se déplacer. J’ai presque quinze ans de thérapie au compteur, tout mis bout à bout. Dans quel état je serais sans ça ? Personne ne le sait.
Ce qui est sûr, c’est qu’avec tout l’oseille dépensée à chialer dans des fauteuils trop petits pour mon cul, dans des cabinets mal décorés, j’aurais pu partir à Cancun tous les hivers et boire assez de tequila pour tout oublier. Peut-être que ça aurait été thérapeutique aussi. Qui sait.
Cette toubib m’a parlé de mon poids dès la première rencontre. Et je n’ai même pas eu envie de l’encastrer dans un mur. Elle a été douce. Contenante. Elle m’a même félicitée de tenir debout, je crois. Plusieurs fois.
Je me suis sentie accueillie dans toute la complexité de mes morceaux.
Ce qui m’a frappée, plus que ses mots, c’est l’espace qu’elle a laissé après. Pas un silence gêné. Pas un blanc à combler à toute vitesse. Un espace praticable. Un endroit où poser mes contradictions sans qu’elles soient disséquées ou corrigées.
Être debout, encore.
Pas héroïque.
Juste là. Fonctionnelle. Vivante.
Il y a quelque chose de profondément politique dans cette reconnaissance-là. Ne pas me demander d’aller mieux plus vite. Ne pas faire semblant que le passé est soluble dans la volonté. Ne pas transformer chaque cicatrice en leçon édifiante. Chaque kilo en victoire ou en sentence.
Simplement constater que le corps continue. Que la tête suit comme elle peut. Que le présent n’efface rien, mais permet parfois de respirer autrement.
Je n’attends plus que le passé se plie à mes désirs. Je n’attends plus la réparation parfaite, la scène idéale où tout s’expliquerait enfin. Je regarde ce qui reste. Ce qui tient. Ce qui a résisté malgré moi.
Et parfois, c’est suffisant.
Ça l’est même largement.
Je ne sais toujours pas comment appeler cette sensation. Ce n’est pas un manque. Ce n’est pas une plainte. C’est une forme de deuil sans tombe, une tristesse adulte, débarrassée de l’illusion qu’on peut rembobiner. Une mélancolie qui ne demande pas à être guérie, seulement reconnue.
Il n’y aura pas de mieux spectaculaire. Pas d’avant-après pour les réseaux sociaux. Mais plus de justesse. Un peu moins de mensonges. Peut-êtres des lendemains qui chantent. Et une certitude fragile, mais tenace : je ne suis plus obligée de me faire violence pour continuer. C’est en me restant fidèle que j’existe le plus fort.
Bon bout d’an (je dis bon boudin) (oui je suis un daron) (merci de continuer à me lire)