Une heure avec SML en 2010

On ne sait jamais quand une vie bascule, mais on peut parfois repérer le moment où elle recommence. Pour moi, ça s’est aussi joué autour d’un café boulevard Sébastopol, quand une certaine SML m'a posé les bonnes questions. La boucle, la vie, l'éternel recommencement, et toutes ces conneries.

Gros Plan
4 min ⋅ 28/11/2025

La première fois que Sophie Marie m’a posé des questions, nous étions assises à la terrasse extérieure d’un café parisien boulevard Sébastopol. Je fumais encore. C’était l’heure du déjeuner, je m’en souviens, car c’était important, je bossais dans le Sentier pour un patron façon Thénardier qui n’hésitait pas à déduire les minutes de retard de mon maigre salaire. Si je rentrais à 14h02, c’était 15 minutes en moins sur la paye. Si j’arrivais à 08H31, c’était 15 minutes, même punition, même motif. Mon bureau était dans la réserve de fringues, au dernier étage du magasin. Une table d’écolier, à peine assez grande pour un ordinateur, coincée au milieu de millions de cartons, de rouleaux de tissus, et de t-shirts taille belle dame aux illustrations foireuses. J’étais censée être community manager, mais mon temps était partagé entre le SAV consistant de vieilles personnes me demandant de mesurer l’entrejambe de pantalons en élasthanne, et la préparation des colis avec mon acolyte Usman, digne représentant des textiliens pakistanais du Sentier. Nous formions une équipe étrange, mais efficace, je voulais aller vite, il voulait faire ça bien, je formais les cartons, il passait les vêtements au steamer. Nous parlions peu, mais nous étions tous les deux pressés et stressés, on se comprenait. 

La première fois que Sophie Marie m’a posé des questions, c’était une période vraiment étrange de ma vie. Je sortais peu à peu d’un isolement terrible, de presque deux années passées sans arriver à sortir de mon appartement de Sarcelles, bloquée dans une situation sans issue, enfermée par d’immenses murs de mensonges dans une relation violente. Je mentais à tout le monde, je me mentais si fort que je me tapais littéralement la tête contre les murs pour m’empêcher de penser. Sortir sur le palier me provoquait des suées, arrivée dans le hall, c’est tout mon corps qui se mettait à trembler. Les quelques centaines de mètres qui me séparent du tabac sont comme trois marathons, j’hyperventile, je me tords les mains, je transpire, parfois je dois appeler mon mec pour qu’il me coache sur les derniers mètres, je suis persuadée que je vais mourir. Aller chez le psy, je n’y pense même pas, il faudrait que j’arrive à sortir de chez moi pour consulter, je n’en suis pas capable. Il me faut des tonnes de courage, de patience, la mienne et celle de mes proches, pour m’en sortir. Il y a de tas de choses que je ne peux pas faire seule, il me faut des accompagnant.e.s, des objets anti-phobiques sur pattes, il faut sans cesse m’aider, me rassurer, être là, ne pas m’abandonner. L’angoisse est un monstre exigeant, il mange tout, il veut tout, il ne laisse aucun répit. Reprendre le RER pour aller travailler, c’est comme un Paris-New-York sous acide à ce stade, les murs se referment sur moi dans les couloirs de Châtelet, je vois des rats imaginaires sous le tapis de ma salle de bain, mais je regagne centimètre par centimètre le goût de la vie et des autres et du dehors.

La première fois que Sophie Marie m’a posé des questions, elle travaillait chez Madmoizelle, elle lisait mon Tumblr, que j'alimentais quotidiennement de tristes histoires de fesses et de tête. Elle écrivait, elle aussi, très bien, je me souviens de Marie-Martine, je me souviens de tout, je l’admirais bien sûr, elle était capable d’être Vanessa la Bomba et de me faire chialer sur un texte de 10 lignes dans la même journée. Elle est venue me rencontrer pour que je parle de moi, et c’est la première fois que quelqu’un.e s’intéressait à mon écriture, qu’on allait en parler dans un média, et je me sentais terriblement importante et affreusement nulle dans la même respiration. Je crois que j’ai essayé de me donner un air mystérieux, mais ça n’a pas tenu 14 secondes parce qu’au fond, quelque part, on se ressemblait, et qu’on s’est reconnues, et que faire semblant n’avait plus d'intérêt. J’ai pu écrire quelques billets mal payés pour Madmoizelle ensuite, ca avait le goût de la réussite. J’avais aucune idée qu’il y aurait une suite à tout ça, j’avais aucune idée que j’allais continuer à exister, à respirer, je vivais une chose à la fois, quart d’heure par quart d’heure parfois. Je ne savais pas que je pouvais guérir un peu, trouver de la force beaucoup, je ne savais pas qu’il y aurait un après, des livres et des ami.e.s et un mariage et des changements de vie. Je me sentais pourrir, j’aimerais y retourner, me dire qu’on ira mieux, de pas lâcher. De me barrer vite. Quitte à accepter l’hospitalisation, quitte à tout envoyer bouler. Je voudrais me sauver d’hier, mais ca me fait de chouettes trucs à raconter. C’est ça, le rétablissement au fond, c’est ce moment un peu magique où tu arrives à prendre assez de recul pour faire des blagues sur les passages les plus merdiques. Je crois que j’y suis. 

Après cette première fois, j’ai entretenu une grande relation parasociale avec Sophie Marie. Jamais bien loin, toujours un peu en orbite, au courant de son actu, comme on dit à la télé. À l’époque, j’étais allée la voir sur scène, dans un tout petit théâtre, avec mon ex ce chien, elle lui avait fait faire une connerie, j’étais si contente que ça tombe sur lui. J’ai suivi l’époque télé, l’époque podcast, l’époque bébé. C’est fou tout ce que je sais d’elle, ce qu’elle sait peut-être de moi, tout ça sans prendre un seul café en 15 piges, tout ça par pur intérêt et doom scrollage. Je jure que je ne suis pas dans un mauvais film, je ne vois pas en elle ma jumelle maléfique, je ne compte pas me mettre à la suivre dans la rue en hurlant à l’apocalypse, mais elle et moi, on a eu 100 vies à peu près, 100 espoirs et 100 rêves, on a couru après certains, on s’est pris des murs, on a morflé sérieusement, mais jusqu’ici, là, maintenant, grâce à Dieu, je crois que tout va mieux.

La dernière fois que Sophie Marie m’a posé des questions, c’était dans A bientôt de te revoir, et vous pouvez l’écouter sur toutes les bonnes plateformes.


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Par Daria Marx

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