Chlorée, contrariée

Je voulais juste me foutre à l’eau. Me dissoudre un peu. Mais ma piscine refuge m’a claqué la porte au nez, et Paris étouffait. Alors, j'ai payé pour nager dans le luxe poisseux d’une péniche hors de prix, enragée, honteuse. J’ai compris que le privilège, parfois, ça tient à un bip qui marche plus, à un essoreur à maillot, à l’illusion d'en être.

Gros Plan
3 min ⋅ 04/07/2025

Lundi, j’étais en colère. Lundi, j’étais triste.
Pour plein de raisons, petites et grandes.
Le week-end avait été plombé. La tête profondément plantée dans mon ventre. Rien n’allait. La tasse de café renversée, l’état caniculaire du monde qui brûle sans fin. Je me traînais. Une courte respiration avec la marche des fiertés, et puis plus rien. Et comme souvent, quand mon cerveau est farci de conneries, je déclenche le plan UPSA : m’immerger dans un volume d’eau au moins cent fois supérieur au mien, et attendre que ça fonde. Le corps d’abord. Puis la tête. Puis le reste. Pshhh.

Avant, je faisais ça dans la piscine de ma grand-mère. Une résidence de vieilles personnes riches, avec l’immense luxe d’un bassin presque toujours vide. En choisissant bien mon heure, j’avais l’eau pour moi seule. Un marécage bleu pour hippopotame en crise. Du chlore pour anesthésier l’angoisse. Je m’y cachais, je tournais en rond, je me diluais.

L’appartement est vendu, ca y est, je regarde le balcon vide depuis la rue en pleurant juste ce qu’il faut pour être digne. Je pensais pouvoir accéder encore quelques jours à la piscine, par la magie d’un bip oublié, mais lundi, je me cogne le crâne contre le bois moche, le génie n’exauce plus les vœux des simples locataires, sésame ferme-toi, je n’ai pas pu caresser le fond une dernière fois, dire aux carreaux cassés combien je les aimais.

Il fait 35 degrés ce lundi. Je sue à deux mètres d’un bassin vide. Il y a quelques jours encore, c’était chez moi. Aujourd’hui, je suis dehors. Officiellement. C’est incompréhensible et très clair à la fois. J’ai mal au cœur. J’ai chaud. Je veux juste me foutre le cul dans l’eau. Partout, les piscines municipales sont fermées ou affichent complet. Paris dégouline. Moi aussi. Je ne suis plus privilégiée. Je cherche le frais comme tout le monde.

Alors, je roule. Je cherche l’eau.
Je me souviens de cette péniche pour riches, amarrée quelque part par là. Piscine sur le toit. Transats vue tour Eiffel. Banco. J’ai la contrariété bourgeoise.

20 euros l’entrée. Heureusement j’ai pensé à prendre mon bonnet. La famille devant moi n’a pas cette chance : 5 entrées à 19 euros + 5 bonnets à 17 euros. Racket. Ils ne bronchent pas. Les enfants sont rouges et surexcités. Tout le monde a chaud. Tout le monde paie. N’importe quoi, pourvu qu’on aille se baigner.

Pour accéder aux vestiaires, le décor se fait cinéma, on longe un couloir décoré des affiches des meilleurs drames sociaux français, la dame devant moi s’arrête devant Roubaix, une lumière, son petit sac Hermès sous le bras.

Les vestiaires sont sales. Des pansements collés aux bancs. Des perruques entières dans les douches. Une odeur d’urine en fond de scène. Rassurant. Pour atteindre le bassin, on grimpe un escalier glissant. Tout le monde s’accroche aux rampes comme dans une maison de retraite design. En haut, un maître-nageur façon Alerte à Deauville secoue son appareil à carte bleue pour faire régler les transats. S’allonger ? C’est en supplément.

À l’eau ? Personne ou presque.
Tout le monde s’assoit au bord, les pieds trempés, les lunettes vissées. On se toise. On scrolle. On poste. On pose.
Je descends à l’échelle. L’eau est bouillante. L’air poisseux de Paris me paraît soudain bientôt respirable. Je nage dans du tapioca, c’est épais, gluant. Je suis dans leur bain de pieds. Littéralement.

Je songe à mordre leurs orteils comme ces poissons rongeurs. Peut-être qu’ils paieraient aussi pour ça. Manucure à la bouche.

Je trottine dans la ligne. L’eau est peu profonde. L’effort est absurde.
Je m’obstine. Je veux faire passer le temps.
Je veux rentabiliser.

Partout les hommes sont mal tatoués, les femmes portent des maillots de bain à jabots, je ne savais même pas que cela existait. Dans les coins du bassin, un reliquat d’huile à bronzer stagne. Bien sur je suis la plus grosse. De très loin. De très, très loin. Je m’en fous. J’ai l’habitude. Je les vois m’observer. C’est de bonne guerre.

A force, je décroche. L’eau, même trop chaude, même trop chère, ça finit toujours par marcher un peu. Je flotte. J’oublie. Je regarde passer les péniches. Je redeviens, pour un instant, soluble.

En sortant des vestiaires, je tombe sur la seule merveille de cet endroit : une machine à essorer les maillots.
Un miracle de l’ingénierie. Un robot à salade pour lycra détrempé. Je veux la même dans toutes les piscines municipales de France. Moi, présidente, etc.

En repartant, je tombe sur des barrières posées le long du quai. Dans quelques jours, on pourra se baigner gratuitement dans la Seine. Juste là. À côté.
Même vue. Même RER. Mêmes rats. Même odeur. Gratos.

À quoi ça tient, la bourgeoisie ?
À une porte qui ne s’ouvre plus.
À un essoreur à maillots.
À l’idée de dire qu’on y était.
Qu’on en était.

Je reviendrai me baigner dans la Seine. Je suis une vraie parisienne. Même pas peur.
Je ne retournerai pas à la péniche. Je préfère les cris des mômes, les casiers gratuits, le pédiluve qui colle et les bonnets bon marché du distributeur. Et peut-être qu’un jour, je saurai faire autrement que de noyer mes émotions dans une piscine ou dans un pot de Nutella. Ça viendra.

Bref. N’allez pas nager chez Annette K, même si vous avez 20 balles à perdre.

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Par Daria Marx

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