Comparution immédiate

Derrière la robe du juge et les costumes des avocats, le vide. Celui d’un système qui ne sait pas quoi faire des fous, des pauvres, des étrangers. Qui ne fait même plus semblant de vouloir les aider.

Gros Plan
5 min ⋅ 06/06/2025

Le temps s’est figé un instant : vendredi, 13h30, devant une salle d’audience. J’attends, je m’inquiète, je me tais. Je suis là pour soutenir un camarade, d’un regard, d’un clin d’œil. Il a fallu montrer ses poches et l’intérieur de son sac, puis se diriger dans l’énorme bâtiment, trouver les comparutions immédiates, consulter l’écran devant la salle, comme un iPad dans un restaurant de sushis tenu par des blancs. Il y a des CRS partout, bien armés, bien tatoués, bien barbus, et tout rebelle qu’on se croit, on se tait, on attend sagement, on dit s’il vous plaît et merci bien. On se sent petit. On se demande comment sont les geôles modernes, comment on patiente au sous-sol sous ces tonnes de verre, sous les escalators et les écrans qui finissent toujours par afficher une erreur 404, malgré tous les efforts technologiques du monde. Je suis inquiète pour mon ami, je ne suis pas sereine, j’ai peur de le voir défait, usé, j’ai peur qu’il ait pris des coups. Bref, il me tarde de le voir rentrer derrière le banc des accusés.

On nous fait enfin rentrer, il faut éteindre son téléphone et se laisser placer. C’est vraiment comme un théâtre, ou un mariage dans un film américain.
- Vous êtes avec l’accusé ou la victime ?
Nous nous serrons sur les bancs, au milieu et à droite de la salle. À gauche, ironiquement, celle qui se désigne comme victime, une militante d’extrême droite, ses avocats, et ceux d’un média puant. On se regarde un peu, on se jauge, on se toise. Et puis on se laisse attraper par la scénographie du moment : la greffière qui entre une première fois en civil, pour réapparaître en robe ; les avocats qui s’opposeront tout à l’heure mais qui, pour le moment, se tapent la bise et se racontent leurs dernières vacances ; les dossiers en papier, chemises en carton pliées cent fois, usées jusqu’au point de rompre. Ça me fait l’impression d’être très français, cette manière d’être dans ce bâtiment si moderne, d’assister à un ballet fort bien huilé, à une cérémonie centenaire, mais d’en apercevoir immédiatement les couacs, les loupés, les moments qui échappent à la procédure. Il manque une enquête sociale, la personne n’a pas fini de la taper. Il faut sortir monsieur N., il a été déféré au tribunal il y a presque vingt heures, c’est le délai légal qui oblige à une rencontre avec un magistrat.

On se lève donc pour accueillir la cour. Le procureur est comme dans une comédie dramatique, ébouriffé comme un énarque de gauche ; on sent qu’il a l’amour du verbe, il ne bégaie pas. Avant de pouvoir voir mon ami, avant qu’il ne soit extrait de sa cellule de déferrement, il faut que nous assistions à deux autres affaires. C’est comme ça, c’est le cours de la justice. Il n’y a pas de salon VIP. Et c’est tant mieux, sans doute.

Ce sont deux hommes, tous les deux atteints de schizophrénie, tous les deux récidivistes de petits larcins, de vols, de petites violences ordinaires.

Le premier arrive en pleurant, il grimace en se levant. On comprend qu’il s’est fait abîmer par le vigile du Naturalia qu’il tentait de voler. Il sort de prison, il habite un hôtel social, il n’a rien. Une fille qu’il n’a jamais vue, il avait 16 ans quand elle est née.
Sa vie, c’est le CMP toutes les trois semaines pour son injection retard, l’AAH amputée d’amendes à rembourser, et puis traîner, consommer, oublier. Il vit avec 300 euros par mois. Il n’a rien à faire. Il ne veut ou ne peut plus faire.

La juge égrène une liste de condamnations immenses : les villes, les vols, les mois en prison, les sursis, les mesures de contrôle judiciaire. C’est ça, sa vie, sa biographie.
Il est résigné, il sait bien qu’il va y retourner, et puis c’est comme ça.
Il parle trop vite, souvent pour dire des choses qui n’ont rien à faire là, des digressions malvenues, une obsession pour un détail, une personne, une date erronée. Monsieur N. ne fait presque pas sens. Juste assez pour être jugé en comparution immédiate : c’est le psychiatre qui l’a dit pendant sa garde à vue. L’avocate rappelle que l’accès au traitement de Monsieur N. a été perturbé par ses nouvelles obligations judiciaires.
Suspens.

On appelle un interprète à la barre. Un monsieur très digne à la moustache superbe s’approche du coin des accusés. C’est au tour de Monsieur S. d’arriver, fermement encadré par des policiers. Monsieur S. ne comprend pas tout à fait ce qui se joue pour lui. Il crie, il prend la parole quand il le sent, il se fout du protocole. Il se fait reprendre plusieurs fois par la juge, qui le sermonne comme un enfant.
- Encore un mot et je vous renvoie en cellule.
- Taisez-vous, Monsieur S., c’est moi qui parle.
- Plus un mot, Monsieur S. !


Son avocate le supplie de s’apaiser, de se taire. Même l’interprète s’y met, dans sa langue, comme un papa en colère. Monsieur S. parle très mal français. Il est en France de manière irrégulière depuis quinze ans, pour sa santé. Il dort dans la rue depuis quinze ans aussi.

Il est là aujourd’hui parce qu’il voulait rencontrer un médecin, qu’il n’a pas réussi à avoir de rendez-vous dans le dispensaire qu’il connaît. Alors, il s’est énervé contre l’infirmière d’accueil, et il a manqué de lui mettre son poing dans la gueule. Elle a porté plainte, en précisant qu’elle s’y obligeait, mais qu’elle s’inquiétait surtout de l’état de santé de Monsieur S., qu’il fallait absolument qu’il soit soigné et suivi. Elle demande 500 euros de dommages et intérêts. 

Le psychiatre de la garde à vue a jugé que Monsieur S. possédait les moyens psychiques suffisants à son jugement en comparution immédiate. Diagnostic étonnant quand on regarde Monsieur S., qui ne comprend rien, qui ne veut rien comprendre, qui hurle qu’il veut être jugé là, tout de suite, alors que son avocate le supplie de se taire. Elle prend la parole pour dire à la cour que le psychiatre fait fausse route, que Monsieur S. est très malade, qu’il est coprophage, un symptôme évident d’une très grande désorganisation mentale, qu’il a d’abord besoin de soins pour prendre une décision éclairée.

Monsieur S. assure à la juge qu’il ne la tapera pas.

Tout est une farce. Personne ne comprend rien. Ni Monsieur S., ni la cour.

Rien n’est fait pour respecter Monsieur S.

Je ne parlerai pas de l’affaire de mon ami. J’étais heureuse de pouvoir être là pour lui. Pour un regard échangé. Il n’y avait personne pour Monsieur N., personne pour Monsieur S. Même pas une assistante sociale ou une éducatrice. Personne pour les rassurer, personne pour traduire la réalité du système judiciaire en mots faciles, personne pour prendre cinq minutes pour les écouter délirer, pour les acclimater.

Ce ne sont pas des clients simples. Ils sont les produits de dizaines d’années d’errance en psychiatrie, dans les services sociaux, dans les lieux de vie. Ils sont les fous qui gênent, qui ne guérissent pas, qu’on montre dans les reportages de seconde partie de soirée sur la TNT.

Avant pourtant, ils étaient des jeunes adultes tout juste diagnostiqués, insérés, autant qu’ils pouvaient. Ils ont aimé, ils ont travaillé, ils ont ri, ils sont partis en vacances, ils ont traversé la Méditerranée avec l’espoir de se soigner. Les voir derrière la barre, désorientés, perdus, c’est l’échec d’une société entière.
Ce n’est pas leur folie qui devrait nous effrayer.
C’est notre incapacité à l’accueillir, à nous adapter, à faire une place.
Ce qui fait peur, ce n’est pas eux.
C’est de subir leur parcours, celui d’une médecine à 23 vitesses, où les SDF, les sans-papiers, les fous et les autres, mal-adapté.e.s, les moins performant.e.s, arrivent toujours en dernier.

C’est de penser que sans un brin de privilège, sans un coup de main, sans une bonne rencontre qui sauve, sans un réseau de solidarité, on n’est jamais loin de se retrouver dans les fringues tâchées de Monsieur N., ou dans la tête trop pleine de Monsieur S.

C’est de penser à tous·tes les malades qui viendront. Au monde qu’on veut pour eux. Pour elles. Pour nous.

Un monde où chacun·e peut vivre dignement.

Un monde dans lequel on préfère faire voter des lois pour bien vivre que pour mieux mourir.

Un monde qui ne me colle pas la nausée.

Un monde où il y a une place, même pour Monsieur N., même pour Monsieur S.


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Par Daria Marx

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