Gros Plan

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Par Daria Marx
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Pourquoi j'ai (encore) raté mon permis ?

Spoiler : pas juste une histoire de conduite. Un billet du vendredi garanti 100% sans Donald Trump et qui évite soigneusement de vous parler de ma confiance en moi désastreuse, mais vous êtes grand‧e‧s, vous savez lire entre les lignes.

Le 15 novembre prochain, je vais passer un examen universitaire. Un tout petit examen, très court, mais qui viendra clôturer une belle année de cours, de rencontres et de connaissances nouvelles. Un tout petit examen à l’oral, un tout petit rien. Mais la dernière fois que j’ai reçu la sentence de mes pairs, c’était lors du permis de conduire, que j’ai raté. Trois fois. Ca va, ca va, on se calme. Oh, je pourrais vous dire que les examinateurs sont méchants, que les routes glissent et que les astres ne s’alignent pas, mais la vérité, comme souvent est ailleurs. Je perds complètement mes moyens dès que je rentre dans la voiture officielle. Je me mets à trembler, à pleurer, je pense à la mort, j’ai 4 ans, j’ai 100 ans, je veux quitter mon corps et arracher ma peau. Bref, je fais une crise d’angoisse. La dernière fois, je me suis carrément mise à hoqueter. Celle d’avant, je me contenais, mais j’étais tellement obnubilée par l’idée de ne pas être angoissée que je me suis foirée dans les grandes largeurs. Le pire, c’est que le reste du temps, je conduis avec plaisir, je me sens bien derrière le volant, je n’ai pas peur. J’ai hâte d’être véhiculée, de pouvoir partir en vacances loin d’une gare, et de ne plus avoir à mendier auprès de mes ami‧e‧s des aller-retours chez Ikea. Mais je n’y arrive pas.

D’abord, il y a eu mon premier moniteur, un monsieur d’un certain âge, comme on dit poliment, qui menaçait de me battre avec sa ceinture dès que je faisais une faute. Pour appuyer sa menace, il commençait à jouer avec sa grosse boucle argentée, à faire claquer l’ardillon sur le fermoir, tout en grimaçant. C’était à la fois nul, terrifiant, et complètement hors de propos. Il m’a pourtant fallu près de 10h pour oser ouvrir la bouche et lui signifier que c’était la dernière fois qu’il me parlait de sa ceinture, ou qu’il osait émettre l’idée de me frapper. J’étais stupidement comme tétanisée par le petit pouvoir de ce tout petit monsieur à pédales surnuméraires. Mon moment de bravoure m’a condamné à des heures de diarrhée verbale sur la place des femmes, les respect dû aux anciens, et ce monde qui ne nous permet plus de rien dire, salauds de hippies. Il est vraiment très difficile de se concentrer sur un sens giratoire à 4 voies dans la banlieue de Villabé (Essonne) pendant que Jean-Maurice s’épanche sur son amour pour les femmes à gros seins et l’armée. Essayez, je vous jure, c’est un Koh Lanta personnel, un carême pour la volonté et l’amour propre. Aujourd’hui encore, dans une version parallèle de moi même, je pile dur au milieu d’un échangeur et je descends de la voiture en hurlant. Ensuite, dans un monde apocalyptique où les Cuir Center des Zones Industrielles prennent feu, je rejoins le maquis et je deviens un genre de Rambo du féminisme. C’est le souci des histoires qu’on réécrit, ca part toujours un peu loin.

J’ai raté mon permis une première fois, une sale histoire de voiture en double-file qu’il ne fallait pas doubler, on me teste, on me veut du mal, mais c’est le jeu. Sans cette erreur éliminatoire, mes points suffisaient à obtenir le papier béni. Mon auto-école m’a revendu des heures avec un nouveau moniteur : ce dernier m’a proposé lors de notre première rencontre de me vendre de l’herbe (qu’il conservait astucieusement dans le coffre de la voiture de l’auto-école, en cas de contrôle, il pouvait donc feindre la surprise), puis de me vendre mon permis. Il m’a ensuite laissé conduire 1 heure sans me donner la moindre indication, trop occupé à me faire écouter ses « sons » à volume 47. Je ne suis pas sure qu’il soit meilleur chanteur que professeur, c’est dire. J’ai tenté d’expliquer que non, vraiment, ca n’allait pas le faire avec lui non plus, mais l’administration de l’école ne voulait rien entendre, et j’étais désespérée. J’ai réessayé deux heures (112 euros) de conduire avec cet artiste multicartes. Il m’a d’abord appris à le déposer chez lui « pour qu’il aille chier », 20 minutes d’attente. Il est revenu dans la voiture avec deux gros sacs que j’ai été sommé de transporter chez un de ses potes, 4 minutes de conduite, 20 minutes d’attente. Pour finir, il m’a proposé d’aller conduire dans le bois de Boulogne pour m’entraîner au créneau, j’ai eu l’espoir fou d’une embellie de nos relations, il faisait beau, j’ai ouvert la fenêtre pour respirer. Je me suis retrouvée à devoir le promener le long des allées du bois pendant qu’il commentait le physique des personnes installées à la lisière pour y faire leur métier. Quand j’ai demandé à ce qu’il cesse de me décrire morceau par morceau la manière dont il voulait assaisonner (je reste poète) ses partenaires, il a ri, et m’a dit que j’étais vraiment une chieuse, et nous sommes rentrés vers l’auto-école. 

Suite à cette aventure, j’ai enfin coupé les liens avec cette opération mafieuse et sexiste (AS Formation, n’y allez pas), et j’ai tenté de passer mon permis en candidat libre. Je vous passe les péripéties pour trouver une date d’examen (9 mois d’attente post confinement), les bots qu’on paie 20 euros pour nous placer sur des dates, et tous les petits noeuds au cerveau de cette douce attente. Enfin, je suis sélectionnée à la grande loterie automobile, je suis convoquée. Je cale des heures de conduite avec une auto-école locale recommandée par une amie, tout devrait bien se passer. You plan, and God laughs. Je dois louer une voiture à double-pédales pour me rendre à l’examen, je m’y prends 10 jours à l’avance pour bien me préparer, le mec de l’agence me file le COVID malgré mon ffp2, je suis clouée au lit. Impossible donc d’aller me préparer. Le jour J, je réquisitionne l’aide de mon bon ami Pierre pour m’accompagner. Sa douce présence ne m’épargnera pas. Je foire une nouvelle fois, mise à mal par la maladie, le stress, et l’énergie tout à fait toxique et malaisante de l’examinateur. Ca commence quand il contrôle mon identité, avant le début de l’examen. Ma carte d’identité est passée à la machine, elle est un peu cornée. D’un ton cassant, il m’explique qu’il pourrait me refuser le passage pour cette seule raison. J’essaie de faire une blague, aucune réaction. Nous rentrons dans la voiture, il me donne les consignes légales et il m’explique que l’examen commencera à la sortie de l’immense endroit dont nous allons sortir. Je tente de nouveau une remarque mignonne-rigolote-je-t-en-supplie-montre-moi-que-tu-es-un-humain-fait-de-chair-et-d-os, il me claque le beignet et me répond en substance que je suis une débile. Je me liquéfie avant d’atteindre la barrière qui marque le commencement de l’épreuve. C’est un échec cuisant, je fais encore moins de points qu’à mon premier passage. Mon rêve de permis s’éloigne encore un peu.

Pour la troisième fois, je décide de mettre toutes les chances de mon côté. Je veux mon permis, vite et bien. Je me laisse avoir par les pubs de La Navette, la start-up des permis de conduire (red flag), qui propose des formules de permis accéléré en région parisienne. Je bloque une semaine de congés pour me consacrer à 20 heures supplémentaires de conduite, suivies d’un passage d’examen dix jours plus tard. Vous allez penser que j’exagère ou que ma misandrie infâme  (ou ma mauvaise foi) me fait voir mes moniteurs comme des monstres, mais je tire le gros lot, la caricature du mec contre lequel je me bats dans ma vraie vie, celle qui commence dès que je sors de sa caisse senteur pin des Landes. Tout le souci de La Navette, c’est que tu ne choisis pas ton enseignant‧e. Et je crois vraiment qu’eux non plus. La demande est si forte qu’ils recrutent en masse sur la seule base du diplôme. C’est ainsi que je me retrouve enfermée avec Antonio, 64 ans, donc je peux vous narrer toute l’ignominie, puisqu’il ne la cache à personne. Antonio est très fier de ses racines italiennes, car l’Italie produit des vrais hommes virils. Antonio est très fier du passé fasciste de l’Italie, parce que les fascistes, ce sont des vrais hommes virils. Antonio est marié à une dame d’origine marocaine, qu’il a choisie pour sa supposée soumission et ses qualités de ménagère. Je vous passe le pire de ses propos sur sa femme, que je souhaite aller libérer une nuit  façon commando. Il possède un petit rez-de-chaussée qu’il cherche à vendre pendant la période de ma semaine de conduite. Il passe donc son temps au téléphone à gérer les rendez-vous et à expliquer qu’il vend le bien déjà loué, à une onglerie clandestine, mais que si ce n’est pas pratique, il a « ses astuces » pour les faire dégager. Son téléphone sonne sans cesse, et il fait le coq, s’amusant à raccrocher à la gueule des agences et des voix qui ne lui reviennent pas. J’essaie de joindre La Navette pour essayer de changer d’enseignant, mais tout est compliqué, j’ai posé mes vacances, ils ne peuvent pas m’assurer de trouver quelqu’un avec qui « ca passe mieux ».

Je reste donc avec Antonio. Il refuse que nous prenions le périphérique, pour une raison qui m’échappe. On met trop de temps à arriver sur le lieu de conduite (le lieu de passage de l’examen), je passe 50% de mes heures dans les embouteillages autour de la porte de Clichy. 30% du reste des leçons sont occupées à faire chauffeur pour Antonio : il doit pisser, je le conduis donc dans son bar préféré, il doit aller à La Poste, il doit repasser chez lui, il doit aller dans l’autre auto-école dans laquelle il travaille, tous les jours il faut accomplir une nouvelle commission pour lui. Quand je fais des erreurs, il hurle, son visage se déforme, je n’apprends rien, je me recroqueville. Je tente plusieurs fois de lui dire que je préférerai conduire en silence, que j’ai du mal à me concentrer avec ses conversations incessantes, j’essaie poliment de lui dire que je ne souhaite pas échanger sur les sujets politiques, mais rien ne change. Si je ne veux pas parler, pas de souci, il peut parler tout seul, voilà sa réponse. Lors de ma dernière session avec Antonio, 3 heures pendant lesquelles nous sommes censés épuiser les trajets sur le lieu du passage du permis, il me demande de le conduire chez lui avant de quitter Paris. Alors que je me gare pour le déposer, sur ses instructions,  sur une place interdite devant une école, un mec en camionnette klaxonne, je suis sans doute trop lente à la manoeuvre. Antonio sort de la voiture en hurlant, et commence à insulter le conducteur noir d’insultes racistes immondes, le menace d’en venir au main, et sort un genre de batte de baseball du coffre. La scène dure une bonne dizaine de minutes, je suis tétanisée. Toute la rue s’en mêle. Je veux me casser, je veux hurler moi aussi, mais je dois revoir Antonio pour passer le permis, c’est lui, c’est sa voiture de merde, qui me présente officiellement à l’examen. Je me sens comme une merde. Je me barre.

Final twist : Le jour de l’examen, nous sommes 4 à embarquer pour Bobigny et le permis. Nous avons rendez-vous avec l’ignoble Antonio à 7h30 Porte de Clichy. Quand nous arrivons, nous le trouvons plus désagréable que jamais, il nous explique que son pneu a explosé, qu’il pourrait le changer mais que les écrous de la roue sont trop lisses pour être dévissés. Nous devons être à Bobigny dans une heure pour le premier passage. Le temps passe et rien ne bouge. Tout le monde essaie de dévisser la roue. La Navette est incapable d’envoyer une nouvelle voiture. Les deux premiers élèves vont devoir annuler leur passage, l’heure est passée. Pendant qu’Antonio se déchaîne, allant chercher de l’aide partout dans les rues voisines, on a le temps de parler. Une élève noire me raconte l’attitude immonde d’Antonio à son égard. Les autres ont tous des histoires de paroles déplacées et de violences sur la route. Je propose qu’on fasse un mail en commun, qu’on puisse au moins faire remonter officiellement ces énormes soucis. Un monsieur réussit à dévisser le pneu, on finit par partir. J’ai le cortisol à 8000, je me mets à pleurer 3 minutes après le début de mon passage, c’est l’horreur. Le pire, c’est de pleurer devant Antonio, qui fulmine à coup de gros soupirs audibles à l’arrière du véhicule. L’examinateur me fait faire un créneau, il m’arrête, il me demande comment je me sens, si je suis capable de finir l’examen, je craque, je suffoque, c’est parti pour la crise. Retour au centre d’examen. Je me barre immédiatement. J’envoie un mail à La Navette. On me propose un bon d’achat de 100 euros, pour la prochaine fois. J’abandonne. J’en suis là. J’ai envie de conduire, j’ai envie de passer mon permis. Mais je suis horrifiée par l’idée de retomber sur un connard supplémentaire. J’attends de retrouver la foi ou la force. 

Pour mon examen la semaine prochaine, je n’ai presque pas peur. J’ai assisté à chacun de mes cours de ce diplôme en rétablissement et insertion en santé mentale avec joie et intérêt. J’ai rencontré des pair-aidant‧e‧s de la France entière, qui montent des projets incroyables avec le budget de vieux pots de yaourts vides. J’ai affiné ma connaissance du fonctionnement des institutions de santé, j’ai écouté des médecins et des soignant‧e‧s parler de leurs métiers, parfois avec crainte, parfois avec admiration. J’ai échangé avec des associations qui ont redonné un sens à mon parcours professionnel. J’ai hâte de pouvoir dire tout cela, de pouvoir retranscrire mon enthousiasme dans la forme d’un oral. Et puis les consignes me plaisent, parler d’un sujet qui m’anime, qui me porte, je sais faire. Aucune bretelle d’insertion sur l’autoroute, aucun sens giratoire, aucun connard sur le siège passager, j’y vais tranquille. 

Merci beaucoup pour vos lectures enthousiastes de ce billet du vendredi ! C’est très agréable de lire vos retours, n’hésitez pas à glisser dans mes dm Instagram si vous souhaitez le faire. N’hésitez pas à la partager si vous en avez envie !

Je tiens à remercier chaleureusement toutes celles et ceux qui  me soutiennent avec l’abonnement payant. Votre engagement me touche profondément et renforce ma confiance en mon travail, en me rappelant que ce que je fais a de la valeur et peut réellement porter ses fruits. Merci pour votre soutien qui fait toute la différence !

Je vous rappelle que le livre Vulgaire, qui décide, sous la direction de Valérie Rey-Robert avec les textes de Lexie Agresti, Marie de Brauer, Taous Merakchi, Jennifer Padjemi et moi-même est sorti !


(aucun nom n’a été changé) (qu’ils aillent tous se faire cuire le cul)