Romancero Queer

On raconte que les romances queers font vendre, qu’elles attirent, qu’elles sont tendance. J’ai eu envie d’essayer d’en écrire une, sans mode d’emploi, sans promesse d’idylle. Une fiction pour tester. J'ai emprunté le titre, bien sûr. Et si vous voulez le milieu et la suite, éditez-moi.

Gros Plan
5 min ⋅ 03/10/2025

On s’est rencontrées un soir d’hiver, dans un bar étroit de la rue Oberkampf, la fumée des clopes collée aux manteaux trempés. Tu portais une veste trop grande et tu riais fort, la tête renversée, comme si tu voulais qu’on t’entende à l’autre bout de la salle. T’étais un peu de la mode, un peu trop bien sapée. Des bottes, des bijoux partout. J’étais là par hasard. Je ne savais pas où ranger mes pieds.

Je t’ai regardée, d’abord en secret, puis plus franchement, jusqu’à ce que tu captes. Jusqu’à ce que tu te montres vraiment comme tu étais : un mélange de défi et de fragilité. Comme si t’allais t’effondrer et brûler en même temps. Tu t’avançais dans la foule en pointant ton vide du doigt. J’ai jamais connu un vide aussi bruyant. Un gouffre aussi dense. Tu prenais toute la place. Tout l’air. Toute la lumière.

Tu as fait semblant de me demander du feu, mais ton briquet était dans ta poche. Moi, j’ai fait semblant de ne pas voir ton manège. T’as collé ta clope contre la mienne pour l’allumer.

On est sorties fumer dehors, serrées l’une contre l’autre sous un auvent crasseux qui laissait quand même passer la pluie. Tu as dit que tu détestais ton prénom, que c’était comme porter une peau qui n’était pas la tienne. J’ai hoché la tête, incapable de trouver une réponse intelligente, mais je savais que je comprenais. Je t’ai dit de changer, que c’était possible maintenant. J’ai parlé papiers, mairie, état civil. Tu riais. Je savais bien que ce n’était pas le papier le souci, mais la filiation, la famille, ceux qui avaient décidé pour toi.

On a quitté le bar, marché jusqu’à République, puis le long du canal. Y’avait plein de rats. Je déteste ça. Paris luisait dans le noir, sale, grasse, magnifique. Reflets jaunes sur l’eau, odeur de pisse. On parlait peu. Nos mains se frôlaient toutes les trois minutes. Elles savaient mieux que nos têtes.

Je me souviens du premier baiser, brutal et maladroit, sous un porche rue du Faubourg-du-Temple. C’est moi, je crois. Ça faisait deux kilomètres que je ne pensais qu’à ça. J’ai attrapé ton bras. Tu t’es retournée. On a fait quelques pas lourds vers une porte d’immeuble. On s’entrechoque comme deux billes de fer. Pas fluide. Je me dis que je me trompe. Tes lèvres pourtant viennent sur les miennes. Froides. Ton corps tendu comme si tu allais te briser.

Juste après, tu as dit : on dirait que tu ne sais pas comment être au monde.
J’ai trouvé ça pédant. Tu voulais avoir l’air. Mais j’ai aussi eu envie de répondre : toi non plus.
On a ri. Un rire nerveux, un peu débile. Ça nous a suffi. On venait de trouver un terrain d’existence partagé.

C’est fini.
Tu l’as dit comme on claque une porte en pleine nuit, sans lampe, sans témoins. Ça m’a traversé de part en part. J’ai senti mes jambes se dérober. Mais je n’ai rien répondu.

D’habitude, il y a toujours trop de bruit entre nous. Des milliers de mots, de sentiments disséqués, de ressentis rapportés. Tout un herbier d’émotions entretenu par nos discussions cannibales. Trop de discours, pas assez de vie. Les calculs ne sont pas bons. On a oublié de se faire peur. On a voulu tout contrôler. Tout dire.

Je ne dis rien. Je te laisse te casser. Je n’en peux plus, tu sais.

Je me souviens de la première fois qu’on s’est engueulées. Pas une engueulade. Une guerre. C’était sur le quai de Jaurès, avec le vent qui faisait claquer les affiches. Tu m’as hurlé que je ne savais rien de ce que c’était, vivre dans un corps qu’on hait au point de vouloir disparaître chaque matin. Je t’ai balancé que tu ne voyais que ta douleur, que tu m’écrasais dessous. De tout ton petit poids ridicule. Une vraie engueulade de queers.

Une canette vide a roulé entre nous, comme dans un western. Tu m’emmerdais à être malade. Je voulais que tu ailles mieux. J’étais maladroit. Omniprésente. Je voulais te nourrir, te border, te soigner, te baiser. Tu détestais ça. Tu voulais disparaître, te faire du mal, et me revenir comme dans un rêve. Je ne devais rien dire.

J’ai cru que c’était la fin. J’étais triste, mais résolu. Tu es revenue le soir même, au détour de la rue de Belleville. Ton regard disait : si tu me laisses maintenant, je crève. Peut-être, tu le faisais exprès. Peut-être pas. Mais tu me transformais en soignant, en parent. Alors, je t’ai suivi. Dans les nuits étranges. Dans les journées à te regarder dormir.

Tu avais ce rapport étrange à la mort. Comme si elle t’attirait doucement. Comme une prairie calme qu’on a envie de rejoindre pour se reposer. Tu en parlais sans drame. Presque avec douceur. Je faisais semblant de ne pas entendre, mais je notais chaque mot. Chaque soupir.

Souvent, je me réveillais en sursaut, persuadée que tu avais cessé de respirer à côté de moi. Je posais ma main sur ton torse. Juste pour vérifier. Ce n’est pas normal. Ça me rendait dingue de me sentir obligé de veiller.

On s’aimait. On croyait s’aimer. Je ne sais plus maintenant.
Tu disais : tu ne peux pas être mon sauveur.
Je répondais : tu ne peux pas être ma malade.
On se croyait plus fortes que tout, puisqu’on savait se dire. Mais ce qu’on faisait, sans cesse, c’était : sauver, sombrer, alterner les rôles.

Les draps trempés de sueur. Nos doigts accrochés comme à une corde. Pour nouer un nœud. Ou pour sortir d’un puits. L’éloignement. Les silences lourds. La clope qu’on allume au lieu de parler. Assises sur des marches glacées, quelque part, un matin.

Un soir, place des Fêtes, tu as crié :
Si je crève demain, ce sera de ne pas avoir été aimée comme je voulais.
Je t’ai laissé crier. C’était mieux que le silence. Tout sauf la disparition. Et puis tu avais raison. Personne ne pouvait t’aimer comme tu voulais.

Il y a eu des moments de grâce. Ton rire sous l’averse à Châtelet, tes cheveux dégoulinants collés à ton visage. Tes bras serrés autour de mon cou, fort, fort. Les chansons, hurlées, dans les bars, dans les rues, partout. Les nuits à marcher de gare de l’Est jusqu’au canal, poussant les portes lourdes des cours interdites. On s’y installait quelques heures, on se rêvait propriétaires. Tu choisissais les plantes, les meubles, la couleur des murs. Toujours la nuit. Le jour t’allait moins bien. Tu te cachais. Tu détestais la vulgarité des rendez-vous, des papiers, des gens. Tu avais peur. Souvent. Tu préférais dormir.

Je parle de toi, mais j’ai ma part. C’est plus simple de te charger. D’oublier que j’ai sauté à pieds joints dans l’existence parallèle que tu m’offrais. J’ai fui avec toi. J’ai couru aussi vite que je pouvais. J’ai tout quitté. Mes études molles, mes amis moches. Je me suis servi de toi pour ça. J’ai pu dire que c’était à cause de toi.

Pardon.

J’ai choisi de vivre avec toi. Complètement. Amoureusement. Avec dévotion. Chaque instant. Chaque moment. J’ai voulu me perdre. Tu m’as juste montré comment faire.

Quand tu as dit c’est fini, j’ai compris. Ce n’était pas une menace. Pas un jeu. Pas une dispute de plus. Tout était déjà assez effrayant dehors. C’était pour de vrai. Un adieu. Pas seulement à moi. À l’Est de Paris. À la nuit. Je faisais partie du lot. C’était clinique. Ce qui avait été, ce qui avait existé, prenait fin. Voilà.

En écoutant tes pas descendre l’escalier, j’ai eu cette pensée brutale : peut-être que je vais mourir. Ça n’a duré que dix secondes. Comme un trou noir. Un AVC de la raison. Une trappe ouverte où tout s’engouffre : le bien, le bon, la lumière, tout ce qui maintient en vie.

C’est le bruit du métro aérien qui m’a ramené. Il passait au coin de la rue, le premier métro du matin. J’avais survécu.

Je ne me souviens pas avoir pleuré.

J’ai lu deux excellents livres : La nuit au coeur de Nathacha Appanah et Ce refrain qui te plaît de Nadège Erika, je vous conseille de les lire fissa.

CW : ce sont deux livres violents à leur manière, le premier sur les violences conjugales, les féminicides, le second sur la psychiatrie, la folie, le deuil.

Merci à celles et ceux qui continuent vaillamment à croire assez en moi pour contribuer financièrement à cette newsletter. Les temps sont durs, enfin moins doux, et si mes fins de mois sont moins difficiles, c’est grâce à vous. Je pense à vous, souvent. Et je vous remercie.

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Par Daria Marx

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