Le temps des fêtes revient, chaque rentrée, chaque année. Douceur sucrée des pommes plongées dans le miel, douleur sourde des silences et des bilans. C’est un vide qui se répète chaque année, et je ne sais jamais : est-il creux ou plein, manque ou promesse ?
La lumière a changé. Ce n’est pas seulement une histoire de météo, pas seulement le ciel plus lourd ou les averses qui s’éternisent. C’est une façon qu’a septembre de me rappeler que l’été est mort, de siffler la fin de la récré. La mer, les rivières, les vacances, les temps longs à regarder ma femme respirer : tout s’éloigne d’un coup, tout s’annule, comme si ça n’avait jamais existé.
Je sais que ça arrive chaque année, et pourtant la transition me prend toujours de court. Je passe des soirs interminables où la chaleur colle à ma peau aux matins gris où la première alarme me déchire l’oreille. Je promène Merlin sous le crachin avant de filer au bureau, tout est gris. C’est la valse des agendas saturés, des cafés engloutis trop vite, des pas pressés dans le hall d’entrée. Et ce sentiment diffus qu’il va falloir tenir, coûte que coûte, jusqu’à décembre. Jusqu’au cœur de l’hiver, au moins.
Paris, elle, reste fidèle à elle-même : lumière et crasse, indissociables. Le soleil accroche les façades haussmanniennes, dore les toits d’ardoise, allonge les ombres sur les boulevards. Et dans le même geste, la ville me jette ses poubelles débordantes, ses trottoirs troués, ses relents de gasoil et de friture. C’est ce mélange qui me tient debout : la beauté que j’aperçois derrière la saleté, la saleté qui empêche la beauté d’être trop lisse. Paris en septembre, c’est une lumière qui insiste, même au milieu du bruit et de la merde. There’s so much beauty in dirt, it could make you cry.
Cette semaine, c’était aussi Rosh Hashana, le nouvel an juif. Une fête qui tombe toujours à ce moment de l’année où la lumière bascule, où je sens que quelque chose se ferme pour mieux recommencer. Le temps ne redémarre pas en janvier, mais en septembre : quand je reprends mon souffle, quand la vie reprend sa vitesse de croisière, quand je me demande déjà comment tenir les prochains mois.
Rosh Hashana, c’est pour moi le temps des bilans et des résolutions. Pas celui de la pénitence ni des regrets. Un moment pour m’arrêter, mesurer le chemin, me féliciter, décider ce que je garde, ce que je répare, ce que je transforme. C’est aussi une fête de douceur : on trempe les pommes dans le miel pour souhaiter que l’année soit sucrée. Vous avez le droit de la préférer salée.
Au cœur de cette fête, il y a la techouva. On traduit souvent ce mot par “repentir”, mais je l’entends autrement : un retour. Retour à moi-même, à ma vérité intérieure, à ce qui compte, à celleux qui comptent. La rentrée me projette dehors : obligations, horaires, performance. La techouva, elle, m’invite à faire demi-tour. À revenir. À redevenir le cœur. Faire battre l’essentiel seulement.
Il y a aussi le seder de Rosh Hashana, ce repas où chaque aliment parle. La grenade, avec ses graines innombrables, dit l’abondance et le désir d’accumuler des actes justes. Les dattes promettent la douceur. La tête de poisson souhaite être toujours en tête et non en queue, guider sa vie plutôt que la subir. Même les poireaux, les carottes ou les betteraves prennent un sens à travers des jeux de mots entre l’hébreu et le judéo-arabe. Comme si le langage lui-même pouvait ouvrir l’avenir. Tout un banquet de signes pour donner au temps qui s’ouvre une densité, une saveur, une direction.
Je me laisse moins prendre par les symboles que par les gestes. Je me laisse rêver que la vie pourrait être aussi simple que ça : associer la gravité du temps qui passe à un acte concret. Croquer dans une pomme, y ajouter du miel. Comme si, face à la lourdeur de la rentrée, face à la lumière qui se fait plus rare, je pouvais me rappeler que la douceur reste possible. Que je peux la fabriquer. Que je peux la partager.
Peut-être que l’automne commence toujours comme ça : un mélange de mélancolie et de concentration. Comme si la saison me forçait à revenir à l’essentiel, à remettre de l’ordre, à faire le tri, à me sauvegarder, à continuer à me sauver. La lumière a changé. Moi aussi, j’essaie encore.
Shana tova. Bonne année.