J’ai grandi avec Internet, pas celui d’aujourd’hui, mais celui qui grésillait, se connectait mal et ouvrait une fenêtre immense sur les autres. Dans les forums, les vlogs, les conversations nocturnes, j’ai appris à devenir. Ce billet parle de ça : de ce que le Web m’a donné, de ce qu’il prend, et de pourquoi je ne peux toujours pas le quitter.
J’ai eu Internet en 1999, je crois, en prépa. Je suis à peu près sûre que le maudit modem aux grésillements vintage a participé à mes mauvaises notes cette année-là. Il n’y avait pas encore grand-chose : on découvrait des sites comme des bons coins à champignons, peu de photos, pas de musique, pas de vidéos… Bref, un genre de Minitel en couleur, pour celleux qui auront encore la ref.
Il y a quelque chose qui a existé très fort dès le début de mon existence d’Internet : les gens. C’est évidemment paradoxal, mais pour l’étrange créature que je suis, c’est bien derrière l’écran bombé de mon iMac que j’ai le plus appris de mes semblables.
Ma première cyber-année était celle du n’importe quoi. J’ai menti sur mon apparence, j’ai donné des rendez-vous que je n’ai jamais honorés, j’ai traîné avec des gens odieux qui me détestaient juste pour exister dans un forum, j’ai pris des risques avec des types sordides. J’étais encore une grosse adolescente mal adaptée à Paris, tout juste sortie de pension, persuadée de ne pas valoir grand-chose. Internet, c’était la possibilité soudaine de s’inventer, de devenir, de rencontrer, de plaire, de vivre enfin.
Je me suis fait peu d’ami·e·s, mais j’ai beaucoup ri.
J’ai beaucoup pleuré aussi. Il m’est arrivé de rester figée devant l’écran, le cœur éclaté par un message ICQ ou par le vide d’un chat qui ne répond plus. Internet m’a appris à écrire vite, à décoder des silences, à repérer les gens dangereux, à flairer les humiliations à venir. J’ai appris à me faire jolie pour une webcam, à attendre un mail comme on attend une lettre d’amour, à comprendre que le point-virgule-parenthèse pouvait vouloir dire je t’aime ou je te quitte.
C’était un terrain d’essai permanent. J’ai testé des pseudos, des esthétiques, des opinions, des sexualités. J’ai été gothique et pro-ana, militante et groupie, romantique et cynique, un peu tout ça à la fois. Je ne dis pas que c’était sain. Mais c’était vital pour moi. Pour ma construction. Pour ma conscience, qui se heurtait enfin au monde.
Et je crois que ça l’est encore.
Je me rends compte que je n’ai jamais vraiment quitté les forums, les chats, les conversations longues et désincarnées où l’on se raconte mieux que face à face. C’est toujours là que je vais chercher du sens. Des liens. De l’humour. De l’écoute. Des autres. Je lis souvent que « les réseaux, ça isole ». Mais c’est rarement vrai pour les freaks, les autres, ma bande. Pour les gens un peu trop bizarres ou trop seul·e·s dans la vraie vie. Internet a été une maison avant d’être un supermarché. Une cachette avant d’être une vitrine. Une bouffée d’air frais dans mon cerveau engourdi par les normes.
Depuis toujours, je cultive aussi beaucoup de relations parasociales avec des figures récurrentes de mon Panthéon des écrans. Certaines durent depuis plus de dix ans. Elles ne savent pas que j’existe, mais pourtant, Chantal la Canadienne et Saadet la Bruxelloise font partie de ma vie. Je ne manque pas leurs vlogs, je connais le nom de leurs enfants, de leurs maris. Ce ne sont pas des influenceuses star, elles n’ont pas des milliers de fans, pas de merch ni de meet-up, juste deux femmes qui choisissent de mettre en scène leur vie sur YouTube et qui, sans le savoir, sont un peu rentrées dans ma famille. Je ne peux même pas dire que leur contenu soit captivant, il est même assez nul. Mais leur familiarité me rassure.
Pour Chantal, c’est un peu différent depuis quelques mois. Cette femme canadienne, grosse et vivant avec un trouble psychique, vit une destinée tout à fait incroyable. Après avoir raconté ses nombreuses aventures et sa relation avec un homme violent dans ses vlogs, elle est soudainement partie vivre avec un nouvel amoureux au Koweït. Et puis, il y a quelques semaines, elle a annoncé qu’ils s’installaient en Syrie.
Les forums dédiés aux vlogueuses ne sont pas tendres avec elle : elle va y mourir, elle est manipulée, elle est utilisée pour sa nationalité, personne ne peut vouloir vivre avec une femme grosse et malade. Elle est évidemment d’autant plus harcelée qu’elle s’est convertie à l’islam pendant sa nouvelle relation, et qu’elle porte désormais le foulard.
Ce qui se joue autour d’elle, c’est un mélange explosif d’islamophobie, de grossophobie, de sexisme et de validisme. On scrute son corps, ses choix, sa foi, son couple, ses kilos, son passé psychiatrique, comme autant de preuves de sa bêtise ou de sa perdition. On refuse de croire qu’elle puisse faire des choix, même discutables, sans être nécessairement sous emprise. Parce qu’elle est grosse, malade, femme, convertie, étrangère à ce qu’on estime être la raison ou le bon goût.
Elle est devenue une sorte de personnage tragique de télé-réalité diffusée en direct, à la fois moquée, méprisée, sur-analysée, et rendue responsable de son propre malheur. Des dizaines de chaînes YouTube sont consacrées à la haine de chacune de ses vidéos. Des dizaines de personnes gagnent de l’argent sur son dos, en devenant des spécialistes de son existence. Et pourtant, au milieu du chaos, on sent chez elle ce désir irrépressible d’exister. D’être aimée. De tout recommencer ailleurs. Même au milieu des ruines d’une Syrie inhospitalière. Même au milieu d’un Internet qui ne lui souhaite que du malheur. Elle continue à vloguer.
Je ne peux pas dire que j’ai de l’amitié pour elle, mais je suis fascinée par sa détermination à vivre selon ses propres règles. Je suis aussi bluffée par sa manière de jouer avec les haters d’Internet : finalement, ce sont eux qui lui rapportent la majorité de ses gains. Elle sait qu’elle présente parfois le pire d’elle-même au monde. Elle cherche à faire parler. C’est un cercle vicieux où le manque d’estime de soi, la nécessité de gagner de l’argent et l’étrange notion de célébrité sur les réseaux se tiennent la main.
Et moi, au milieu de tout ça, avec mon voyeurisme, mes bonnes intentions et mes relations imaginaires, on se demande quand même parfois ce qui nous rend si accro à tout ça.
Peut-être qu’on regarde ces vies-là pour se rappeler que la nôtre tient encore debout. Ou qu’on pourrait, nous aussi, tout envoyer valser. Ou simplement parce qu’on se sent moins seul·e face à nos contradictions, nos folies douces, nos tentatives d’exister.
Internet a changé. Nous aussi. Il y a les algorithmes, les commentaires haineux, les clashs organisés, les comptes qui s’effondrent, les gens qui n’en peuvent plus. Et pourtant, moi, j’y suis toujours. Fidèle au poste. À chercher des bouts d’humanité dans les pixels. À m’attacher à des inconnues. À espérer qu’on peut encore y fabriquer du lien, même bancal, même flou.
Ce n’est pas rien, tout ce temps passé à observer, à écouter, à ressentir à travers un écran. Ce n’est pas du vide. Ça m’a aidée à me construire. À comprendre les autres. Et à ne pas totalement me perdre, moi.
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