Tout ce qu’on n’appelle pas la mort

Raconter, pour ne pas perdre. Pour ne pas la perdre. Se souvenir. Être une enfant, voir vieillir son grand-parent. Penser le deuil comme un état fini, alors qu'il finit par pousser partout, entre les dalles, dans les placards, en bas des immeubles. Se souvenir. Se souvenir.

Gros Plan
5 min ⋅ 16/05/2025

J’ai fondu en larmes devant le placard de la cuisine. Je triais les couvercles orphelins de boîtes en plastique, dans cette énergie un peu folle de l’avant-déménagement : chaque objet devient un choix à faire, une histoire à garder ou à effacer. Je me demandais si j’avais encore l’utilité de cette tasse à espresso Harry Potter, alors que je ne bois pas de café serré et que je ne lis plus JKR. Et puis mes yeux se sont posés sur le coin supérieur du placard droit, et j’ai trouvé ce verre, celui qui, pendant des années, m’a été servi cérémonieusement par ma grand-mère : de ce jus pour petit enfant gâté qu’elle me réservait au frais, le Blédina framboise en petite bouteille de verre. J’en ai bu jusqu’à ma majorité, dans ce même verre, avec une paille. C’était le rituel. J’ai su qu’elle commençait vraiment à perdre la tête quand je n’ai plus trouvé mon jus à sa place dans la porte du frigidaire, quand je venais la voir. C’était le signe clair qu’elle n’habitait plus tout à fait là, que quelque chose se délitait, que ma grand-mère disparaissait pour laisser place à une vieille dame inconnue, un peu étrange.

Quand je suis venue vivre dans son appartement, après son départ en maison, comme on dit poliment, j’ai conservé intact ce verre rempli de pailles neuves, ce petit contenant du reste de l’amour de ma grand-mère, de ses derniers gestes de soin pour moi, son unique petite-fille. Alors comment choisir de jeter l’amour à la poubelle ? J’ai choisi de pleurer, plutôt, comme un gros bébé abandonné, devant le Formica gondolé par les années, devant le carrelage abîmé, dans cette cuisine qu’elle avait fait faire à sa toute petite taille de toute petite dame, et que je dois quitter. J’ai fini par jeter les pailles, j’ai gardé le verre, en priant pour qu’il conserve ses propriétés réconfortantes, qu’il garde un peu de l’âme revêche, mais fidèle de mon aïeule.

La tristesse nous force à inventer de nouveaux rituels, des messes et des psaumes. Les miens sont des symphonies de porcelaine qui s’entrechoquent, de poussières que je n’ose pas déloger parce que leur grain particulier raconte une époque où les placards ont cessé de s’ouvrir, où Mamé allait plutôt déjeuner au café du coin, comme la plupart des vieilles seules de sa résidence. Gloire aux serveurs patients qui la raccompagnaient parfois, offrant leur bras solide aux os usés de ma vieille grand-mère rabougrie, pomme oubliée au fond du cageot, flétrie jusqu’à casser, n’en gardant que l’essence : les mots croisés, les sucres dans la poche, les souvenirs d’il y a trop longtemps, et la mémoire de maintenant qui s’efface.

Les bulles de deuil flottent partout dans l’appartement, de la chambre au salon. J’essaie de les crever une par une, en conscience, de les traverser, mais ce sont elles qui viennent me transpercer, me saisir par les épaules quand je ne les entends pas venir. Dans le placard secret de la salle de bain — celui-là même dont j’ignorais l’existence — c’est ma femme qui l’ouvre pour la première fois, comme une caverne aux trésors : un kilo de lavande ramassée il y a un demi-siècle lors de vacances en Provence, des savons Chanel offerts à Noël qui s’entassent en attendant une occasion pour être utilisés, des dizaines de coupe-ongles, de limes et d’outils en acier destinés à dompter ses griffes somptueuses.

Les mains de ma grand-mère sont de beaux arbres noueux, aux veines saillantes. Avec les traitements et l’âge, elles se colorent peu à peu de taches, de vaisseaux sanguins éclatés : c’est une carte routière qu’il faut suivre avec soin jusqu’à ses ongles, si durs qu’elle s’en sert parfois pour revisser, sans y penser, une charnière du placard de l’entrée. Quand elle ne se tourne pas les pouces, elle passe du temps à ourler ses ongles, à les masser pour les rendre quasi sphériques : des arcs parfaits, incassables et vernis.

De l’eau de Menton à tous les étages, cette décoction de citron qu’elle rapporte chaque année de son séjour pour vieille branche dans son hôtel préféré. Elle regarde passer les chars du Carnaval depuis la fenêtre, elle prend des centaines de photos qui n’intéressent personne, elle fait porter du mimosa à ma mère — ça empeste toutes les pièces.

Dans la chambre, le souvenir que j’essaie d’effacer des nuits passées à la veiller sans qu’elle le sache, après les infarctus. Elle rentre, elle reste couchée quelques jours, perdue sous les couvertures qui grattent. Je viens la voir, je ne repars pas vraiment. Je reste longtemps la nuit en bas de son immeuble, je fume encore des clopes dans le noir en regardant sa fenêtre, je guette le mouvement, une lumière qu’elle allume. Je suis là, juste en bas, prête à intervenir, comme si je pouvais me battre contre la mort, comme si j’allais l’empêcher de monter au deuxième étage, de venir sonner à sa porte, comme si j’allais la protéger, la câliner, l’aimer même quand elle ne voulait plus, quand elle ne comprenait plus, quand elle était redevenue une petite fille, quand elle faisait semblant d’avoir 99 ans.

En Bretagne, dans l’autre maison familiale — celle qui restera quand je quitterai la maison de ma grand-mère, celle dont je me suis assurée qu’elle me revienne après d’autres malheurs, le plus tard possible — j’ai entassé dans ma chambre des meubles, des souvenirs d’elle, des choses que je ne pouvais pas jeter : paquets de pailles, chemisiers chéris, mouchoirs brodés, pulls qui sentent encore son parfum. Je crois que j’invente l’odeur : ils ne sentent plus rien, juste l’absence et le renfermé. Chaque été, je trie un peu, je me sépare d’un t-shirt, d’un classeur vide, d’un pot de crème qui a fini de sécher.

Son secrétaire en merisier — mon rêve de petite fille — des dizaines de tiroirs qui renferment des stylos, des papiers, des cachettes à argent ou à chéquier. Quand je fais coulisser son plateau pour l’ouvrir, je m’attends encore à trouver des post-it par centaines. Petite, je lui laissais des tas de petits mots d’amour partout ; certains sont encore accrochés aux portes de l’appartement, jaunis par le temps. « Je t’aime Mamé », dans les carnets, sur tes murs, je te l’ai écrit beaucoup. Je continue à le faire ici. On se l’est dit beaucoup à la fin, on ne se disait plus que ça. C’est l’essentiel, au final. Pas les querelles et les déceptions et ma culpabilité de ne pas t’avoir assez appelée, assez chérie, assez rendu ce que tu m’as donné.

Je t’emporte dans le nouvel appartement. Tu seras partout. J’ai mis tes porte-clés sur mon nouveau trousseau, il y aura tes oiseaux moches et tes verres à champagne et tes bibelots rapportés de je ne sais où. Je t’emporte et je te garde. Je ne te laisse pas dans cet appartement que je vide, que je fous à la poubelle, que je viens à détester. Je te mets en papier bulle, je préserve ton écriture dans le carnet aux histoires, je continue à t’aimer, je continue à te reconnaître dans chaque toute petite mamie mal coiffée, je te cherche souvent, tu viens dans mes rêves, tu m’engueules souvent.

Je ne vais pas au cimetière, j’ai trop honte de t’y avoir laissée, ton tout petit corps de petite fille vieille. Je ne voulais pas partir. Je voulais encore te veiller. J’ai peur de m’asseoir sur ta tombe et de ne plus en repartir, de laisser la vague de tristesse me recouvrir et me coucher tout contre toi. Alors, je te fais vivre ailleurs. Et moi aussi, je vis. J’essaie, promis.


Merci à toutes et à tous de me lire et de m’envoyer de la force dans cette période pénible. Tout ira bien, un peu aussi grâce à vous. J’aimerais bien me trouver un.e éditeur.ice pour un projet de roman, bientôt, n’hésitez pas si vous avez ca dans vos tiroirs magiques. Grâce à vos participations financières, vous contribuez à l’achat de placards Ikea de cuisine d’un étrange vert, merci à vous, vraiment.

Gros Plan

Gros Plan

Par Daria Marx

Les derniers articles publiés