J’ai quitté un appartement, et avec lui un monde. Depuis, je déballe mes affaires et mes émotions à un rythme irrégulier. Entre les souvenirs, les insomnies et les silences nécessaires, je cherche mes repères, et peut-être un peu de paix. Ma solitude pose ses cartons partout. Et elle prend son temps.
Je me sens seule depuis que j’ai quitté l’appartement de ma grand-mère. Ce n’était pas seulement un lieu de vie, c’était un personnage à part entière de ma vie, un refuge, un cinéma perpétuel de mes souvenirs d’enfants. Ce deux-pièces-vue-sur-le-ciel me contenait, d’une certaine façon, de manière concrète, moi, mes draps, mes livres, mes kilos de poussières, mais aussi psychiquement. Il m’embrassait, il me serrait dans ses murs comme dans des bras familiers. Comme un bon chien, je retrouvais sa route les yeux fermés. Il était mon foyer, le lieu où la peur et l’angoisse cédaient un peu. J’aime mon nouvel appartement, mais nous ne sommes pas encore amis, nous nous apprivoisons gentiment, pièce par pièce, les cartons disparaissent pour laisser la vraie vie s’installer. J’ai encore parfois la sensation étrange d’être dans un Airbnb, d’être désœuvré, de ne pas trouver mes repères. Je dors mal, les bruits ne me sont pas encore rassurants, la lumière du dehors trop froide ou trop vive, l’air brûlant ou glacé, je me réveille au milieu de la nuit, agacé de pas trouver le confort enkysté de mon ancienne chambre. Et avec tout cela, une certaine dose de culpabilité : je suis très bien installée, je ne manque de rien, je devrais me réjouir au lieu de chouiner.
Je me sens seule car je n’ai pas eu le temps de profiter de mes ami.e.s depuis un moment. J’ai l’impression de courir après le temps ou le sommeil depuis un petit moment. Je n’ai pas pu, ou je n’ai pas eu la force de prendre le temps de traîner avec ma bande, de me repaître de leurs rires et de leurs aventures. Si quelques-un.e.s me lisent : vous me manquez, pardon d’avoir trop souvent dit non à vos propositions, pardon de ne pas avoir répondu, pardon d’avoir (un peu) disparu. Entre mon nouveau boulot très chouette, mais très prenant, et les diverses surprises et prises de tête réservées par cette période de grand chamboulement, je me suis retrouvée plusieurs fois complétement à plat, batterie sociale morte, à jeter. Dans ces moments-là, j’ai besoin d’être seule, d’aller nager, de faire du vélo, de me rouler en boule, mon casque sur les oreilles, il me faut du calme. Je ne suis plus capable de répondre aux sollicitations, ni aux obligations, aussi minimes soient-elles. Je ne suis pas une vraie extravertie, je ne peux pas me reposer nerveusement en me noyant dans une foule, je ne peux pas me ressourcer si je suis obligée de tenir une conversation, j’ai vraiment besoin de couper. Même à la maison, avec ma chérie, nous décrétons de longs moments de calme, nous communiquons le moins possible, on se fout la paix, on se laisse vivre.
Je me sens seule, aussi, parce que je ne me reconnais pas toujours dans cette version de moi qui avance, qui trie, qui brave les démarches administratives, les obligations, qui cherche un équilibre sans vraiment en avoir la force. C’est une solitude particulière, presque intime, celle de ne plus être complètement celle qu’on était, sans savoir encore qui on devient. J’ai laissé derrière moi une version de moi-même qui connaissait les moindres recoins d’un appartement, les rythmes d’une routine, les repères d’un quotidien rassurant. Aujourd’hui je suis en transit, un peu étrangère à ma propre vie, entre deux états, deux époques, deux mondes. C’est vertigineux. Et ça demande une tendresse immense, une patience qu’on ne m’a pas apprise, une douceur envers moi-même que je peine à déployer.
Je me sens seule ces jours-ci, parce que le deuil est un chemin solitaire. J’ai beau en parler dans tous les sens, remplir les oreilles compatissantes, payer un psy, saouler ma meuf, il y a des choses qu’il faut digérer solo. Il me semble qu’en quittant l’appartement, en faisant les cartons, j’ai déterré du fond d’un placard tous les deuils qu’il me reste à gérer. Des gros, comme celui de ma grand-mère, bien sur, celui de mon père, celui d’une grande amitié, mais aussi des plus petits, des minuscules aussi, des tas de petits dossiers que je m’efforce de classer dans de jolis intercalaires, sans haine et sans rancune. C’est peut-être l’âge aussi, la crise de la quarantaine version névrosée, j’ai dans le ventre comme une urgence, une volonté féroce d’être bien, de pardonner, d’avancer. Je veux profiter du reste de ma vie sans traîner mes petits boulets préférés. Mais les lâcher, c’est aussi me séparer de mes meilleurs amis. Il y a un bénéfice secondaire, paradoxalement, à garder toute la tristesse et l’angoisse près de moi : je m’y sens bien finalement, j’ai appris à vivre avec, je connais. Je voudrais vraiment connaître la vie sans, maintenant. Il faut apprendre à lâcher. Ca fait peur. C’est inconfortable. J’y vais.
Quelques recommandations de lecture :
Le jour où ma mère a tout raconté - Philippa Motte : santé mentale, transmission, famille (tw tout)
Une minorité modèle ? - Ya-Han Chuang - Chinois de France et racisme anti-asiatiques
Death Valley - Melissa Broder - La mort, le désert, l’instinct de survie, l’humour
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