En rang serré, après la sieste

Si vous cherchez un avant/après, un happy end ou un lien promo pour des leggings gainants, passez votre chemin. Ici, on parle de vivre en étant grosse sans mode d’emploi — juste avec du gras, un peu de rage, et beaucoup de fatigue.

Gros Plan
4 min ⋅ 18/04/2025

Les temps sont durs pour les gros·se·s.
Oh, rassurez-vous, nous avons l’habitude. Nous, les bien grasses, les très replets, nous n’avons pas vraiment goûté aux heures glorieuses du Body Positive et autres chimères faciles pour mieux vendre de la crème pour les cuisses. Pour nous, les progrès sont minimes, mais souvent déterminants pour le reste de notre vie. Il suffit du bon médecin, de la chouette infirmière, du pompier plus sympa en situation de crise, du RH un peu moins borné que les autres en entretien. Nos vies toutes entières tiennent parfois dans l’humanité qui s’allume dans le regard de l’autre quand nous en avons besoin. Les gens changent, un peu, quand ils veulent. Les wokes, vous savez, ces jeunes, ces gens dont on voudrait nous apprendre à nous méfier, ils savent, ils ont appris leur leçon : il ne faut pas se moquer, il ne faut pas commenter le physique.
Ça en devient presque agaçant, parfois. On ne peut pas faire une mauvaise blague devant L’Amour est dans le pré sans se faire rouspéter. C’est plus ce que c’était, ma bonne dame, on peut plus rien dire.

Mais les autres.
Laissez-moi vous raconter, les autres.
Ceux et celles qui rêvent de faire repasser leurs cravates et de fermer les frontières, ceux qui n’en ont rien à foutre de ta dépression et celles qui militent pour fermer les frontières — ces autres-là, ils n’ont pas changé. Au contraire, ils se multiplient, ils se réunissent, ils s’enjaillent, ils s’échangent des fausses infos et ils rigolent grassement aux mêmes vannes : le barbecue, la viande, le voile, les gros. On est ensemble, dans le même sac bien serré.

J’ai essayé. Ça ne m’a pas remplie.
Lui, c’était un héros pour le monde. Les prémices du mec déconstruit. Il m’avait expliqué que sortir avec une grosse, c’était comme faire un coming-out, comme assumer quelque chose de contre-nature. Que ça demandait du courage. Qu’il fallait que je sois patiente. Que ça prendrait du temps de me présenter à ses potes, à ses parents.
Et moi, je comprenais. Oui, oui, bien sûr. Il faut habituer les gens longtemps à ma monstruosité. Comme la grenouille dans l’eau bouillante. À la fin, elle meurt. Comme moi, à chaque fois que j’ai senti qu’il n’était pas simple de m’aimer en public, de me prendre la main dans la rue, de m’inviter à une fête.

J’ai choisi de vivre. Plusieurs fois. Je le choisis encore aujourd’hui.
Je choisis de cohabiter avec mon gros corps sans rien entreprendre pour le restreindre, le diminuer, l’affamer. Je choisis de vivre avec mon gras comme panneau clignotant tout autour de moi, auréole de sainte au corps transpercé : ici habite une personne qui ne peut pas se cacher. Faites avec.
J’y arrive bien, moi. Je travaille et j’aime et je fais le ménage et je traverse la Seine à vélo, j’embrasse mon chien sur la bouche et je pars en vacances, je pleure, j’ai mal au ventre, je me marie, j’écris, je raconte, je fais rire, ma dent tombe, je fais la litière du chat et la vaisselle aussi — tout cela, je le fais grosse.
Habituez-vous.
Demain, je reprendrai mon scooter et je vais pester au feu, arriver trop en avance, fermer les yeux au soleil, signer un bail, embrasser ma femme, saluer le fleuve et la République, parler à des dizaines de gens, rire trop fort, grogner — grosse encore. C’est dans ces tripes-là que j’arrive à survivre, dans cette petite poésie du quotidien, ce refrain d’habitudes heureuses qui se répète et me rassure.
Tout n’est pas encore perdu. Il y a de la beauté dans les choses les plus vaines comme dans les plus sérieuses, de la joie à glaner comme les fruits mûrs cachés sous les caisses à la fin du marché. Il me faut du joli, il me faut plus de poésie.
Et puis je suis sous antidépresseurs.
Souvent, je n’y prête pas attention, mais en ce moment, il me semble que je le sens plus distinctement agir, venir déposer un matelas bien dodu entre la rage et mon cœur, entre mon désespoir et la crise de panique.
Lui et moi, on est capables de tout affronter.

Sale temps pour les grosses, pour celles et ceux qui ne pourront jamais prétendre s’asseoir à la table des cool kids. Il faudrait rester groupé·e·s.
Je pourrais prêcher la révolte, mais je suis épuisée.
J’en appelle à vos dernières ressources d’amour de vous-mêmes pour continuer à vous protéger au mieux, à vous entourer de douceur et de bonnes personnes si vous le pouvez. À chercher le regard d’un·e ami·e plutôt que celui d’un vendeur d’Ozempic, pour continuer à vous penser encore comme des êtres humains qui comptent, qui portent en eux·elles toute la possibilité du reste de la vie, pas seulement comme des morceaux de ventre étalés dans les couloirs du métro comme des épouvantails, pas seulement comme cibles de slogans violents destinés à enrichir des laboratoires sans éthique.

Alors que la révolution des cœurs commençait timidement, nous attendons toujours le chamboulement d’un système tout entier, celui qui nous laisse penser dès l’enfance que nos corps ne sont pas dignes d’être protégés ou soignés. Dans un large continuum partant de l’inceste, passant par le racisme, et faisant escale par la grossophobie, la transphobie, l’homophobie et le sexisme, nous, nos corps minorisés — nous et nos corps minorisés — sommes en danger depuis toujours. Sale temps pour les gros·se·s, pour tous·tes les autres, pour celles et ceux qui cumulent surtout, pour celles et ceux qui voudraient continuer à pousser de travers, sans se soucier du sens de la file ou des obligations de productivité.


Si vous en avez encore l’énergie, si vous en avez l’envie, invitez vos ami·e·s à dîner — tu prends le dessert et moi l’entrée — refaites le monde autour d’une tisane pendant qu’il est encore temps.
On va avoir besoin de tout le monde. On va devoir se compter.

Mes conseils lecture :

Vies minuscules de Pierre Michon : 8 récits, 8 biographies, une langue si belle, lisez le, vraiment.
Mon vrai nom est Elisabeth, d’Adèle Yon : une arrière-grand-mère internée dans les années 1950 et autres conséquences.
Corniche Kennedy de Maylis de Kerangal : c’est court, c’est solaire, c’est un morceau de Marseille, il y a aussi un film, mais c’est forcément moins bien
Le harem du roi de Djaïli Amadou Amal (lisez aussi Les impatientes) : la tradition, la révolte, la mélancolie

Mes conseils podcasts :
Passages : Mon père, ses fans et moi, si vous écoutiez les débats de Gérard sur Fun Radio.
Le cœur sur la table : Anatomie d’une dispute, en 5 épisodes
Révolutions des cœurs : Louisa, 44 ans

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Par Daria Marx

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