Lettre à Sylvie

Je ne connais pas Sylvie. Je la regarde dans mon téléphone. Elle parle de régimes, de mecs qui la quittent, de promotions chez Action. Et d’Ozempic. Une piqûre pour disparaître. Pour rétrécir jusqu’à tenir dans les cases. Cette lettre, c’est pour elle. Et pour toutes celles qu’on a convaincues qu’elles étaient trop.

Gros Plan
5 min ⋅ 02/05/2025

Sylvie, tu te filmes dans ta cuisine. Derrière toi, un buffet en Formica, une cafetière filtre sans capot, un briquet jaune. Tu dois fumer depuis longtemps, ça s’entend dans ta voix. Et puis il y a tes mains : quand tu parles, on dirait qu’il te manque toujours quelque chose entre les doigts.

Ça fait déjà quelques semaines que tu tombes dans mon flux. L’algorithme t’envoie droit dans mes filets. Je te regarde te débattre avec ton poids, ton image, ton divorce. Une minute chaque soir, et j’ai l’impression d’en savoir beaucoup trop : le nom du chien, l’âge de ta fille, les secrets de ta dernière démission, tes virées chez Action.

Au début, tu ne m’intéressais pas. Les délires de mamounes sur les réseaux, ça me mettait mal à l’aise. Mais entre un haul Lidl et une recette virale, tu t’es mise à parler d’Ozempic. Tu cherches un médecin sympa pour t’en prescrire. Tu ferais des bornes s’il le faut. Mais dans ton coin, des endocrinos, y’en a pas des masses. Et des "sympas", encore moins.

Faut dire que tu rentres pas tout à fait dans les clous de la prescription. T’as calculé ton IMC, bien sûr. T’as fait des régimes toute ta vie. T’as eu trois enfants, t’as pas "tout perdu", comme tu dis. T’es pas grosse, pas mince non plus. C’est difficile à dire : tu filmes en contre-plongée, noyée dans une polaire immense. On voit surtout que t’as pas très envie d’être vue.

Les régimes, t’en as collectionné : protéines, Dukan, son d’avoine, So Shape. Tu connais la faim, le sommeil anticipé pour ne pas grignoter. Tu t’es privée, tu t’es punie. T’as jamais réussi à t’aimer. Même pas enceinte, même pas avec "l’excuse" du ventre rond. Faut pas se laisser aller. Ton mari ne disait rien. C’était dans ta tête. Dans celle de tes copines, à la pause-déjeuner au travail. C’était dans la tête de tout le monde. C’était normal de se détester. Banal. Rentrer dans la norme c’était aussi accepter de se haïr, de pointer ses défauts du doigt publiquement. Alors t’as joué le jeu. Et t’as fini par y croire.

Depuis l’enfance, tu cours derrière une version de toi qui n’existe pas. Des cheveux plus brillants, une peau lisse, sans rides, sans âge. Des seins immobiles, des fesses hautes, des cuisses fermes. De l’argent pour refaire tes dents. Toi, mais mieux. Toi, mais riche, reposée, lissée. Sauf que la vie est rude. Les enfants usent. Et les échecs s’accumulent : régimes inefficaces, crèmes inutiles, dentifrices qui ne blanchissent rien. T’as couru si longtemps que tu sais plus après quoi. T’es essoufflée. En dedans. Profond. T’as pas le temps de te regarder. T’as pas envie. Pas encore. Tu crois encore pouvoir changer. Encore un effort. Encore un espoir. Demain tout ira mieux, quelques grammes de moins sur la balance. Cet été, tu seras belle, c’est sur. Ou pour Noël, peut-être.

Sur les réseaux, tout le monde s’y met. Ozempic, Wegovy, Mounjaro. Une vraie communauté. On y apprend à mentir aux médecins, à récupérer la dernière goutte, la golden dose il paraît, à gérer les effets secondaires. Et surtout : elles maigrissent. En direct. Avant/après, musiques dramatiques, confessions haletantes. Quand y’a pas d’ordonnance, y’a des alternatives : consultations en ligne, commandes à l’étranger. Moins cher. Moins scrupuleux. On triche. On s’arrange. On s’invente des kilos en trop ou des maladies en plus. L’important c’’est de décrocher une ordonnance. L’important c’’est de faire partie de la bande. Et de le raconter en public. De partager, comme on dit.

Toi, Sylvie, t’as commandé en Angleterre. C’est pas vraiment loin de chez toi, en fait. Tu prends le ferry samedi. Y’a une promo : 19 euros l’aller-retour. Tu iras chercher ton colis, poste restante à Douvres, un petit tour sur la jetée, et tu reprends le bateau. Ton stylo injecteur bien au frais, entre deux poches de glace. Comme un pique-nique qui donne envie de vomir. Tu commenceras lundi, avec le tuto d’une copine d’internet. Changer la seringue, se piquer dans le bras ou dans le ventre, tout est bien expliqué. C’est mieux que chez le médecin. Il ne t’a rien expliqué, 8 minutes derrière ton écran pour 170 euros, c’était plié. Chaque mois, tu retourneras chercher ta dose, la poche à froid sous le bras. Ca fait une sortie. Et puis c’est moins cher qu’ici. T’as démarché toutes les pharmacies jusqu’en Belgique, t’as un tableau avec les dosages et les prix que tu remplis pour les copines.

Tu espères qu’à l’été prochain, tu rentreras dans un 38. Tu sais déjà le maillot que tu porteras. Tout ira mieux avec dix kilos en moins. C’est ce que tu te dis depuis toujours. À quelques grammes du bonheur, toute une vie. Jamais dans le bon corps. Jamais à la bonne place. La piqûre ne changera rien. Mais tu ne le sais pas encore.

C’est le même mécanisme que pour la chirurgie de l’obésité. Sur les forums, on s’échange les bons psys à manipuler, les chirurgiens "flexibles", les astuces pour avoir l’agrément psy, les histoires à raconter. On se dope à l’espoir. On sniffe de l’avant/après. On rêve d’être enfin regardées, respectées, considérées.

Pour certaines, ça marchera. Elles perdront. Et la société grossophobe les applaudira. Tout semblera plus facile : les soins, l’embauche, les rencontres, le sport, les voyages. Elles auront "eu raison". Parce que oui, la vie est plus douce quand on est mince, dans un monde qui hait les gros‧se‧s. Elles oseront dire enfin combien elles en ont chié d’être grosses. Comme c’était dur. Maintenant elles peuvent bien l’avouer.

Et puis il y aura les autres. Celles pour qui ça ne marche pas. Celles qui auront les effets secondaires les plus graves. Celles qui vont accepter de vomir tous les jours, pour maigrir, jusqu’à l’incident de santé. Celles qui vont serrer les dents, ne rien dire, puisque de toute façon, personne ne les écoute jamais. Celles qui reprennent du poids. Celles qui seront encore plus grosses après un passage par les GLP-1. Celles qui n’ont pas les moyens pour la chirurgie réparatrice. Celles qui restent sur le carreau. Celles qui ne peuvent pas se payer les consultations, les compléments alimentaires, les jours de repos. Celles qui refusent les arrêt du médecin parce que le salaire réduit comme peau de chagrin. Rien de beau. Rien de neuf. Juste un échec de plus. Et un espoir qui refuse de mourir. Le même, toujours : celui d’être mince. Celui d’être heureuse, peut-être. L’été prochain. A Noël peut-être/

Alors Sylvie, je ne vais pas t’en empêcher. Je n’en ai ni le droit, ni le pouvoir. Et je vois bien, dans tes yeux qui brillent, que tu crois encore aux promesses des labos et des copines de TikTok. Je voudrais juste te rappeler qu’il est encore possible de vivre autrement. D’exister. Même sans ça. Même comme ça. Même comme toi. Perdre du poids, quand on l’attend toute sa vie comme toi, c’est prendre de la mauvaise coke, ca excite, ca rend euphorique une minute, et puis on gerbe, on est malade, on regrette. La descente, c’est le retour à la vie d’avant. En plus mince, peut-être. Mais pareil. Le divorce et la démission et les mômes et les histoires avec ton père. Tout pareil. On soigne pas les vilaines blessures à coups de truelle magique. La communauté que tu rejoins avec joie autour de la perte de poids, des astuces beauté, tu pourrais la trouver ailleurs, des femmes qui sont prêtes à t’écouter, à t’épauler, sans que tu aies besoin de montrer patte blanche en t’injectant des hormones de contrebande. Y’a des clubs de couture, des clubs de lecture, des assos féministes, des rassemblements de marche nordique, y’a même juste de longs apéros entre copines, t’auras qu’à manger des crudités en stick plutôt que des chips. Tu pourrais prendre le ferry avec elles, aller vous balader, faire les boutiques en Angleterre, boire une bière, regarder le soleil se coucher sur les falaises, respirer.

Merci de continuer à lire mon billet du vendredi.

Merci à celles et ceux qui contribuent financièrement à son existence. Je vous vois, je vous remercie.

Connaissez-vous le travail du journaliste Jon Krakauer ? Il a écrit le livre “Into the wild”. Je vous recommande son livre “Where men win glory”, une histoire de masculinité, de virilisme, de guerre et d’Amérique, et “Under the Banner of Heaven: A Story of Violent Faith”, une chronique de la foi évangéliste aux USA.

En francais : https://www.fnac.com/a13504430/Jon-Krakauer-Sur-ordre-de-Dieu

Gros Plan

Gros Plan

Par Daria Marx

Les derniers articles publiés