Ne rien faire

Il y a vingt ans, je savais perdre mon temps. Je savais fumer, rire, traîner, sans penser à ce que ça m’apportait. Je n’ai plus envie de fumer, non, mais j’ai parfois la nostalgie de cette lenteur collective, de cette insouciance molle, de cette bande. Ce texte parle de ça : du droit de ne pas faire, de ne pas optimiser, de ne pas briller.

Gros Plan
5 min ⋅ 18/07/2025

Je regrette le temps où je fumais d’énormes joints. La langue sur la feuille pour la déchirer, le filtre que tu fais rouler entre tes doigts, la première grosse latte, la torpeur qui s’installe en dedans. Je regrette le lâcher-prise de ces mois entiers sans doute perdus à fumer, les fesses enfoncées profond dans le canapé des potes, quand fumer était une activité à part entière, quand on ne cherchait rien d’autre à faire qu’à se caler. Je ne sais pas si c’est le THC que je regrette où la possibilité de perdre du temps sans culpabiliser, sans avoir peur de passer à côté de quelque chose, sans m’obliger à rentabiliser les week-ends ou les jours fériés pour faire quelque chose, une machine, du ménage, une promenade, n’importe quoi. Faire, ne pas s’arrêter, de peur que toute la machine vienne à caler. Je fantasme ces grandes plages de rien, écouter de la musique et respirer, ces moments de communauté aussi, vivre les un.e.s avec les autres sans en attendre trop, sans pression de faire rire ou de nourrir, juste exister. Rouler, fumer, rigoler, ça n’était pas utile, ca n’avait rien de productif, mais c’était super.  Ca m’a sans doute couté quelques neurones et quelques notes de partiels, mais quelle importance finalement, est-ce que je m’en souviens seulement ?

Aujourd’hui, je ne sais plus perdre mon temps. Je le surveille, je le découpe, je l’optimise. Je mesure mes journées à l’aune de ce que j’ai coché sur une liste, produit, accompli, rendu visible. Même le repos doit avoir une fonction : me régénérer, me recentrer, me rendre plus performante demain. Il n’est plus question de flotter, d’errer, de s’ennuyer. Il faut que ça serve. Tout doit servir. Il n’y a que la fatigue qui m’oblige à ralentir, celle du corps, celle qui me fait fermer les paupières en rentrant de la piscine, celle qui écrase tout sur son passage. Elle hurle stop, et je m’arrête, pas le choix. J’envisage d’aller nager le matin, entre 7h et 8h, mais j’ai trop peur de ma sieste post-baignade pour me l’autoriser. Comment vais-je réussir à bosser ?

Même l’amitié a changé de forme. On se cale des cafés utiles, pour se raconter les dernières nouvelles, on se voit en petit comité, pas trop tard, avant les vacances, en prenant soin de bien communiquer nos besoins. Ce n’est pas que ce n’est pas bien. C’est juste que je ne me souviens plus de la dernière fois qu’on a passé six heures ensemble à rien faire, à grignoter du mauvais pain de mie sans croûte, à commenter trois fois le même épisode de série, à parler de la vie sans se poser en expertes. Un moment qui n’appelle pas de grande révolution de l’intime, pas de conseils à donner, pas de soutien psy à faire, juste une cohabitation molle et délicieuse de personnes choisies. Les amitiés qui deviennent des psychothérapies de groupe me font flipper, elles manquent de légèreté, de paillettes et mots mal choisis qu’on ose dire en petit comité. L’âge adulte nous prive des colonies, des moments de communauté, il faut des tunes pour partir en vacances ensemble, s’accorder sur les désirs et les angoisses des un.e.s et des autres, c’est compliqué.

Le problème, s’il y en a un, ce n’est pas les autres, c’est complétement moi, je vieillis, je m’alourdis, je suis flemmard, je m’écoute, je suis casanier, je suis bien chez moi, je suis fatigué, je suis misanthrope. Et puis j’ai été déçue ces dernières années, j’ai appris à vivre sans but amical, sans vision fantasmée de l’amie idéale, j’ai appris à sortir de la fusion pour m’ouvrir vers d’autres personnes, moins proches, moins intenses, mais tout aussi passionnantes. J’ai grandi, et en poussant, j'ai cassé des liens, je me suis heurtée aux limites des gens, aux miennes, souvent. C’était sans doute plus simple de tisser des liens quand j’avais moins peur de perdre, moins peur de me dévoiler, quand on ne partageait pas nos pires traumas tout de suite, quand on savait s’épargner. J’ai l’impression que l’époque nous pousse à nous regrouper en rangs serrés, les traumatisé.e.s avec les traumatisé.e.s, les autres à l’autre bout en rang bien serrés, sans nous mélanger. 

Il y avait dans ces rituels de fume collective une forme de lenteur heureuse, une révolte molle contre la frénésie. On se foutait de la productivité. On se foutait des formes. Des cours. Des heures de boulot. Des dissertations à rendre.  On riait de nos tronches déformées, de nos pensées tordues, de nos phrases sans fin. On ouvrait des portes dans nos têtes, on croyait réinventer le monde allongé.e.s sur des matelas pourris dans la cave de C, et c’était peut-être naïf, sûrement immature, mais délicieusement régressif. Je ne me demandais pas si j’étais belle ou mince, j’oubliais aussi de vouloir plaire à tout prix, j’étais en bonne compagnie. J’ai la nostalgie de la bande, de la nuée, d’être une parmi d’autres dans un groupe identifié. C’était il y a 20 ans, mais je me souviens bien, je me souviens de tout, j’y reviendrai bien, pour quelques heures seulement, comme un fantôme de Noël en juillet. Pour me souvenir du temps d’avant. Si je reste trop longtemps, je me souviendrai des soucis d’avant, et je n’en veux plus, merci.

Je ne veux pas fumer de nouveau. Je n’en ai plus envie, je n’en ai plus besoin. J’ai peur aussi pour mon petit cerveau bien abîmé. Je préfère éviter toute substance psychotrope, les anti-dépresseurs sont une béquille suffisante à mon angoisse. Mais parfois, je rêve d’une version de ma vie dans laquelle je pourrais encore perdre mon temps comme ça. Où personne ne chercherait à m’en dissuader. Où je pourrais disparaître quelques heures, sans rendre compte, sans optimiser mon emploi du temps, sans me prouver que je vais bien. Où je pourrais m’effondrer doucement dans un canapé mou, et laisser la torpeur venir, les pensées ralentir, les silences s’installer. Je ferme les yeux, j’entends le bruit du briquet, du tabac qui rougit, c’est une happy place un peu étrange, on fait ce qu’on peut pour s’autoriser à fermer les yeux sans se mettre à penser.

J’essaie de m’inventer de nouveaux rituels. Des formes modernes et douces de lenteur. Regarder Merlin dormir. Caresser le ventre de ma femme. Laisser la lumière bouger sur les murs. Faire trois cafés dans la journée, juste pour le geste. Lancer FIP à la radio, sans rien d’autre à faire que d’écouter. J’essaie de recréer des plages de rien sans substance, sans fuite, sans performance cachée derrière le repos. Ce n’est pas facile. J’ai toujours un coin de mon cerveau qui veut savoir si c’est utile, si ça va m’apaiser, si je vais pouvoir en parler dans un texte ou en tirer une leçon. J’aimerais réapprendre à vivre sans témoins, même pas moi, juste rien.

Il y a parfois des soirs où j’y arrive. Pas souvent. Des matins aussi. Parfois. Des soirs sans lumière forte, sans bruit d’ordinateur, sans notification. Des moments de solitude. Mon esprit se pose, comme un chien bien dressé. Il n’aboie plus. Il s’allonge. Il respire. Je me rends compte que ce que je cherche, c’est un espace où je ne suis pas redevable du moindre moment de calme, pas sommée d’aller bien, de prouver que je vais bien, de rayonner. Un moment où je n’étais pas si consciente de moi-même, pas si surveillante, pas si tendue.

Je veux une lenteur joyeuse, pas une fatigue qui cloue au sol. Un silence choisi, pas un isolement imposé. Une solitude qui respire, pas un enfermement par précaution. Je ne veux plus me punir d’avoir besoin de calme. Je ne veux plus croire qu’il faut toujours aller mieux pour mériter le repos. Alors je m’entraîne. Je me fous la paix, un peu. Pas tous les jours, mais un peu. Je renoue avec les petits riens.

Je ne fume plus, mais parfois, je me cale.


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Par Daria Marx

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