Ce texte parle de prise de parole, de colère retenue, de fauteuils sans accoudoirs, de crudités dans les orbites… et d’un monde au travail que j’ai envie d’aimer. TW : grossophobie
Cette semaine j’ai eu l’opportunité de parler de grossophobie à mes collègues. Dans mon nouveau travail, on s’inquiète des oppressions subies par les un.e.s et les autres, on se demande comment mieux faire. C’est parfois maladroit, mais c’est toujours bienveillant. Au moment des entretiens d’embauche, je n’ai rien caché de mon activité militante, je me suis auto-désignée comme grosse, comme gouine. Bien sûr, je n’ai pas besoin de dire que je suis grosse ou pas hétéro pour qu’on le devine. Mon volume, ma coupe de cheveux et mes choix vestimentaires parlent pour moi. Mais c’est encore autre chose que de se proclamer, de se raconter. J’ai avancé en pointant du doigt mes endroits spécifiques de fragilité, j’ai posé corps sur table et j’ai tenté ma chance. En quittant mon ancien poste, je m’étais promis de me laisser le temps de chercher quelque chose qui me plaisait vraiment, de chercher un endroit qui m’autoriserait à être moi-même. Un endroit qui ne me demanderait pas de transiger avec mes valeurs, de les cacher, de mettre un masque social trop épais. Je ne veux plus étouffer 35 heures par semaine. Je ne veux plus me cacher. Je ne veux plus rentrer mon septum pour travailler. Je ne veux plus me dissocier en pointant le matin. Bien sûr, ces choix s’appuient sur un socle bien épais de privilège : j’avais deux ans de chômage suffisant pour vivre devant moi, et des économies qui me permettaient d’attendre cette rencontre avec l’entreprise de choix. J’ai bien conscience que c’est une chance. Un luxe.
Mercredi, tous.tes réuni.e.s autour d’un séminaire, j’ai eu la chance d’avoir pour une demi-heure l’attention totale de mes collègues pour leur parler de grossophobie. C’était un défi intéressant, car c’est la première fois que je parlais à mes pairs, sur mon lieu de travail. Je suis habituée à intervenir dans les écoles, dans les lycées, dans les facs, dans les syndicats, dans les entreprises. J’aime ces moments d’échange, parfois difficiles, mais toujours authentiques. Face à une classe de 5ᵉ ou face à l’assemblée des internes en médecine de Paris V, je suis à la fois protégée par mon bouclier de militante et rendue vulnérable par la violence de certaines questions, de certains regards. Je trouve de la force dans cet exercice de one-person-show, j’affute à chaque fois mes blagues d’entrée en scène et mes réparties aux propos les plus odieux. Quand je descends de l’estrade, quand je quitte la classe, je me fais l’effet d’un boxeur, il faudrait que je morde dans un quart d’orange, il faudrait qu’on m’éponge le crâne. Ce ne sont pas les moments d’exposé qui me fatiguent, je connais les chiffres et les études et les thèmes, parfois je me prends à réciter mes arguments comme un long poème. Ce sont les dernières minutes, les sacro-saints moments d’échange avec les personnes présentes, qui m’épuisent. Il y a toujours ce gars qui commence par dire qu’il n’a pas de question mais qu’il aimerait tout de même faire une remarque. Celui-là, tu sais qu’il a besoin de briller, qu’il s’est senti attaqué quelque part dans une blague ou au détour d’une statistique. Il se croit très fort, il aurait pu mieux faire que toi, et il veut te le faire sentir. Un classique. Mais surtout il y a la violence de celles et ceux qui n’ont pas voulu entendre, que je n’ai pas réussi à convaincre qu’il fallait épargner les personnes grosses de leur curiosité malsaine ou de leurs projections ineptes.
« Mais quand même, vous n’allez rien faire pour votre santé ? Donc vous avez accepté que vous allez ressembler à ca toute votre vie ? Mais donc si vos enfants sont gros, vous ne leur direz rien ? Mais vous avez tout de même essayé de faire le régime keto ? Moi je voulais juste dire que ma cousine avait fait une opération, un Tye-and-die-pass là, et ca lui a réussi, elle a perdu 40 kilos et elle a même monté le mont Blanc donc il faut pas vous décourager ! Vous savez, ma mère était très grosse et je me suis battue toute ma vie pour pas lui ressembler, et regardez, j’ai réussi (elle se lève et fait un tour sur elle-même, certaines personnes applaudissent). Vous voulez tout de même pas qu’on adapte toute la société pour les gros ?? Vous vous rendez compte de ce que vous coûtez à la société ? Vous me ferez pas croire que vous avez mangé des épinards toute votre vie quand même !! Je suis désolé mais moi je trouve que c’est criminel de dire à des gens obèèèèèèèses qu’ils sont beaux, ca les encourage, tout votre mouvement body positive là, c’est vraiment laisser croire aux gens qu’ils peuvent vivre heureux comme ça !! C’est criminel !! Et vous pesez combien vous en fait ? Parce que ca serait bien de le savoir, parce que vous, d’accord, vous êtes très très grosse donc c’est normal que vous ayez des problèmes, mais les autres c’’est quand même pas pareil non ? »
Je sais que je ne peux pas changer le monde avec une seule intervention dans la salle des fêtes de Compiègne auprès du club des kinésithérapeutes de l’Oise. Je sais que je vais mal m’exprimer, ne pas convaincre, me prendre pleine tête des murs bien épais de préjugés et de dédain. Souvent, ca glisse. Tout glisse. Je me réjouis de voir quelques regards changer, il suffit d’un.e seule personne, il suffit d’une seule idée préconçue décapitée. Parfois c’’est plus dur. J’ai envie de me taper. J’ai envie de les attendre au milieu du verre de l’amitié à la fin de la rencontre et de leur enfoncer des feuilletés saucisse dans les yeux. Je suis polie, je suis pro, je ne le fais pas. Et puis souvent, ce sont ces personnes que je voudrais fuir qui viennent me chercher. Alors que je vapote tranquille en attendant mon TER de retour, elles me kidnappent pour de longs tunnels gênants où viennent se mêler leur histoire trop intime, leur dernière pesée, l’état de leurs genoux et une sombre histoire de soupe aux choux. Je vois bien que ca leur fait du bien, que ces râleurs sont finalement des gens qui souffrent, trop heureux de trouver une oreille pour les écouter. Souvent, ils sont de ceux qui trouvent que la thérapie c’’est pour les fous, et qu’il suffit de se mettre un bon coup de pied au cul pour arrêter de pleurer. Ce genre-là. Alors je laisse parler. Je ponctue d’un « Ça doit être dur » ou d’un « vous avez déjà pensé à consulter ». Je laisse filer. J’écoute à moitié. Ils ne sont pas là pour m’écouter moi. Ils sont là pour se raconter. C’est à eux qu’il faut filer l’estrade, la prochaine fois. On ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif, aussi souffrant soit-il.
Parler à mes collègues c’’était encore différent. Je vois bien qu’ils s’adaptent, qu’ils me laissent la chaise sans accoudoirs dans le bureau sans que j’ai à le demander. Des gens qui veulent bien faire. J’avais peur de leurs questions, j’avais peur de voir des horreurs derrière leurs yeux, de m’apercevoir qu’ils me regardent comme un monstre, juste un peu. Je vois bien qu’on a tous.tes des rapports au corps très différents. On a pas le même âge, pas les mêmes histoires. Mais comme j’aime travailler avec elles et eux, j’avais peur de voir leur côté sombre, je craignais le moment des questions / réponses. Ça a été. Je digère encore quelques mots mal tombés, quelques questions mal tournées, mais ça va. Je n’ai pas croisé de monstres. Je ne me suis pas sentie attaquée dans mon gras. Au contraire, j’ai vu leurs yeux se voiler quand je racontais la grossophobie médicale, l’injustice des prises en charge, la PMA refusée. J’ai vu leur sérieux quand j’évoquais les soucis d’accessibilité, les discriminations à l’embauche. Je ne pense pas avoir changé le monde. Mais je crois que j’ai ouvert quelques portes vers un possible ailleurs, un peu meilleur. Mon collègue le plus timide est venu me remercier, le lendemain. C’était très doux. C'est dans ce genre de monde que je veux travailler.
Si vous avez besoin d’une session de formation sur la grossophobie dans votre association, dans votre école, dans votre entreprise, n’hésitez pas à me solliciter. Je promets de ne pas vous enfoncer de crudités dans les orbites.
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