Les femmes ne naissent pas inquiètes : elles le deviennent. Le prix de la liberté est lourd et complexe. Ce texte parle de peur, de liberté, de stratégie, et de refus : celui de céder à la terreur comme à la répression.
Je voudrais pouvoir dire aux femmes qu’elles sont libres. Partout. Tout le temps. Libres de marcher seules la nuit. Libres de danser au milieu d’une foule compacte, en mini-jupe, en sous-vêtements. Libres de boire sans surveiller leur verre, de trop boire, de se mettre caisse, raide, de prendre des trucs, de perdre le contrôle, de profiter de la nuit sans penser à rien d’autre qu’au son, à la fête, à l’été, au plaisir. Libres de s’habiller, de flirter, de coucher, de s’abstenir, de s’absenter, de revenir. C’est le goal non, le but ultime de toute cette mascarade, de ces droits arrachés part nos aïeules. La liberté. Je voudrais pouvoir l’exiger, la prescrire, la conseiller. Dire à des adolescentes de tenter l’expérience, de faire du stop, de partir, de porter ce short, de suivre ce garçon, de dire non. Sans retenue.
Je voudrais pouvoir dire ça sans mentir. Et j’essaie de ne pas mentir.
Il y a ce que je veux. Et il y a la réalité du risque. Je voudrais arrêter de dire à mes amies de me prévenir quand elles sont bien arrivées. Arrêter de noter la plaque du taxi. Je voudrais arrêter de conseiller aux meufs de rester sobres, tout le temps. Parce qu’être ivre, ça se paie. Je m’en veux d’entretenir un genre de paranoïa parfois. La plupart du temps, il ne se passe rien. Ou rien de grave. Ou presque rien. Parfois, il ne se passe rien d'autre que la panique. C’est réel la panique. Ca vient de loin, elle s’invite partout. Peu importe si elle est fondée ou non. Elle prend toute la place, elle est réelle, et elle réactive toutes les autres.
J’ai longtemps eu peur qu’on mette “quelque chose” dans mon verre. J’ai plus de quarante ans aujourd’hui, cette angoisse n’est pas neuve. Je l’avais déjà étudiante, en soirée. Il y a vingt ans. Les mecs faisaient semblant, ils saupoudraient du sucre au-dessus des verres et nous défiaient de boire quand même. Ça les faisait rire. Ca les faisait jouir, notre trouille. Et nous, on buvait. Parce qu’on ne voulait pas céder. Tant pis pour l’après. J’étais conne. Je n’avais pas assez peur. C’est utile parfois. Ça sauve. Ne pas suivre ce gars. Ne pas prendre ce cachet. Se barrer, juste sur une sensation. Ça pue. Je me casse. Au pire, tu rates une mauvaise soirée. Au mieux, tu évites de te faire violer. Ca vaut le coup.
Le reste du temps, il nous reste la culpabilité. Celle d’avoir baissé la garde. Celle d’avoir été naïve. Ce sentiment qu’on connaît trop bien, imprimé dans nos corps depuis longtemps. T’avais qu’à te barrer. Tu savais bien ce qu’il allait se passer. Tout le monde le pense. Tout le monde le dit. Alors on s’adapte. Trop. On garde un œil sur son verre. On serre ses clés entre les doigts. On se fait des plans d’urgence. On s’envoie nos positions, géolocalisation, des sœurs, des amies. On surveille les autres. C’est plus une soirée, c’est une opération commando. Il faut que tout le monde rentre saine et sauve. Il faut rester groupées. Est-ce que c’est ca la liberté ? La domination des hommes est partout. La peur, la nuit, la panique, c’est juste l’aigu. Ca existe à bas bruit. Partout. Pour de vrai, pour de faux, dans les blagues des collègues et dans les regards du caissier. Ça ne compte plus vraiment à la fin. Ca plane au-dessus, ca s’infiltre sous tes fringues, ca te lâche plus, c’est des couches et des couches de micro-agressions, de situations douteuses. Faudrait un gros karcher. Et puis, vraiment, ca peut arriver. Pas seulement dehors. Surtout pas dehors en fait. Chez toi. Avec un gars que tu connais. Et ca sera pour ta gueule à la fin. Et puis, ca t’est déja arrivé. Alors une fois de plus. Une fois de moins. On survivra. T’en viens à penser des dingueries. T’accepte ton sort. C’est comme ca. Ca fait partie de la nuit. Mais du jour aussi.
Et puis il y a ce qui vient après la peur. Le bruit. Les journaux. Les discours. Les "on ne peut plus rien faire", les "il faut plus de sécurité", les "à qui la faute ?" Et là, c’est toujours le même piège. On prétend s’inquiéter pour nous. Mais ce n’est jamais pour nous. D’ailleurs on ne nous pose pas la question. Ce n’est pas pour nos vies. C’est l’ordre. C’est pour justifier. Faire propre. Faire féministe. Justifier plus de contrôle. Justifier plus de flics. Justifier plus de caméras, plus de lois, plus d’exclusions. Et surtout : justifier la suspicion. La désignation de coupables bien pratiques. Les mecs blancs à cravate, très soucieux de la sécurité des femmes, dès qu’il s’agit d’accuser les jeunes, les pauvres, les arabes, les noirs, les fêtards, les migrants, ils sont là, partout, sur les plateaux, dans les hémicycles. C’est bien pratique d’avoir les autres à désigner comme monstres.
Mais où étaient-ils quand on parlait des féminicides ? Des viols dans les commissariats ? Des plaintes classées sans suite ? Des femmes tuées après avoir appelé à l’aide ? Des femmes soumises chimiquement au Sénat ? Ils ne veulent pas nous protéger. Ils veulent nous instrumentaliser. Nous transformer en bonnes victimes. Les filles sages et blanches d’un côté, les méchants violeurs racisés sans-papiers de l’autre. Les filles blanches se sauvent entre elles pendant que les autres peuvent continuer à gueuler. Elle est plus simple, la vie en duochromie. Chacun pour sa classe, chacune pour sa race.
Alors j’en fais quoi de ma peur ? Pour moi. Pour les autres. Pour tous.tes celles et ceux qui dérogent à la régle du blantriarcat hétérosexuel. Celles et ceux qui risquent le viol, ok, mais le viol correctif aussi.
On fait quoi quand on ne veut ni minimiser les risques, ni céder à l’obsession sécuritaire ? On essaie de tenir une ligne.
Fine, bancale, mais claire.
On refuse de taire la peur.
On refuse aussi qu’elle nous soit confisquée.
Être féministe, aujourd’hui, c’est marcher sur ce fil :
Celui qui relie l’urgence de la liberté, de la libération, à la réalité des violences.
Celui qui refuse les réponses faciles, les alliances douteuses, les récupérations racistes.
Celui qui veut plus de solidarité, pas plus de caméras.
Celui qui croit aux copines, pas aux cowboys ou aux cowgirls.
Celui qui se méfie des solutions qu’on ne nous a jamais demandées.
On veut pouvoir danser, boire, sortir, s’habiller court ou long, large ou serré, sans avoir peur. On ne veut pas de l’ordre comme contrepartie, on ne veut pas de répression dans un système contrôlé par des hommes qui s’excluent du problème. On veut l’égalité, la justice, la réparation, l’éducation. Le démantèlement du patriarcat dans chacune de ses couches. Pour nous. Pour les hommes aussi. Et surtout, on veut ne pas avoir à faire un choix entre être libres et être en vie. Entre l’espace public et la dignité. Entre les rires et notre sécurité.
Alors on continue.
On danse.
On s’organise.
On s’observe.
On veille.d
Et quand l’une tombe, on ne demande pas pourquoi.
On tend la main.
On crée du soin.
Faire communauté. C’est ca résister.
Et on avance. Libres. Pas tranquilles. Mais ensemble.
Quelques podcasts à écouter devant un ventilateur :
Le pique-assiette : une belle histoire d’arnaqueur
Les évadées de Billancourt : des fugueuses pour le Front Populaire
Mayday : Face à la peine : Procès d’assises et justice de classe