Gros Plan

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Par Daria Marx
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L'enfant le monstre et moi

TW inceste et dingueries de la tête et amnésie traumatique et réactions bizarres, tête qui tourne et nez qui coule, qui dit jamais la vérité ?

Je suis dans mon arc rédempteur en ce moment, comme disent les gens qui ont des vies trépidantes et qui n’ont pas peur d’aller en after-work un mardi soir. C’est peut-être bêtement l’âge, celui de la raison enfin, c’est peut-être le temps qui passe, c’est surtout le privilège d’avoir atteint un endroit confortable qui me laisse le temps de me retourner, respirer, décanter. Pour prendre du recul, faut avoir quelques centimètres de rab au bord du précipice, c’est mathématique. Est-ce que c’est le rebord qui s’élargit ou mes pieds qui rétrécissent, je pourrais filer la métaphore à l’infini, l’important c’est que j’arrive petit à petit à faire le tri entre les colères noires, les incidents traumatiques et les emportements idiots. J’arrive à dessiner les contours de mes activations, de ce qui vient réveiller le môme terrifié à l’intérieur de moi, celui qui hurle au milieu de la nuit après un cauchemar et que personne ne vient consoler. Je l’entends fort cet enfant en moi parfois, il me semble que mes sanglots changent de tonalité, je m’entends avoir 6 ans, c’est très perturbant. Il suffit parfois d’une odeur, d’une incompréhension, d’un sourcil levé, pour que la plaque du gouffre goudron se soulève, y’a l’odeur et puis la chaleur, c’est comme l’enfer, mais dans une boîte nulle pour touristes allemands avinés, tout se déforme et tout pue, ca suinte et je me retrouve coincée dans les chiottes, j’ai beau hurler mais personne ne vient, c’est le retour traumatique il paraît, c’est de la grosse merde, si tu me demandes. Bref, dans ces moments là, je suis comme enfermée dans une boîte en béton, je fonce dans les murs la tête la première pour retrouver la réalité, mais j’échoue, encore et encore.

Ca prend du temps d’apprivoiser son monstre intérieur, reconnaître sa face déformée, le regarder dans les yeux comme un jumeau maléfique. Dans ces moments là, je ressens quelque chose qu’il m’est impossible à décrire, mais que je retrouve en image lorsque je regarde des vidéos tristes sur les chiens qui vieillissent au chenil. Ils sont abandonnés, et à force de tourner en rond derrière une grille, ils deviennent fous. Alors les plus mignons, les plus beaux bébés chiens du monde, ces bons pépères , ils se mettent à mordre et à baver et à faire peur aux gentilles familles qui voudraient bien les caresser. Personne ne veut les adopter. Alors ils développent des tics et des tocs de chiens, ils se mangent les pattes et ils aboient sans discontinuer, leur belle face déformée par l’ennui et le manque et le souvenir d’avoir un jour été choyé. Quand mes traumas s’imposent à moi, je suis un vieux chien fou, celui qui court désespéré après sa queue, celui qui se mord les oreilles jusqu’à les avaler. Tout ce qui fait de moi une adulte (semi) normale s’efface. Tout ce qui fait l’humanité de l’autre s’éteint. Il ne reste qu’une peur panique, blanche, tellement aiguë qu’elle est inaudible. Mon monstre intérieur n’a rien d’une créature fantastique, peut-être même qu’il est une version plus authentique de moi, une version sans filtres et sans masques. Mon monstre intérieur n’est rien d’autre qu’un pitre, incapable d’apprendre à se calmer ou à se raisonner. Mon monstre intérieur est une enfant mal élevée, revancharde et blessée. Elle arrive sans prévenir, elle prend toute la place, elle colonise pour quelques minutes mon regard et ma bouche, je la sens dans mes dents, sous ma peau qui se raidit, je n’existe plus, elle m’avale et m’engloutit.

C’est en réunion, au travail, le lieu où les affects vont mourir, que le monstre est revenu sans prévenir. Un moment inutile, un de ces échanges où l’on se force à faire le plus de bruit possible pour ne rien dire. Je dis depuis longtemps que quelque chose se passe mal au travail, blablabla, tout va bien jusque là, blablabla, allons, cela pourrait être pire, blablabla, l’important c’est pas la chute, c’est l’uppercut. Et puis celui qui sait, celui qui dirige, il a ouvert sa grande bouche qui se déformait déjà dans mes pupilles depuis le début de l’après-midi, parce qu’il parlait et que je n’entendais rien, le sens des mots restait coincé entre ses dents et sa gencive comme un morceau de persil. Il a dit tout va bien. Le monstre s’est réveillé et je n’ai pas compris. J’ai juste obéi. Mes yeux se sont fendus en deux et la lave est sortie, ça me brûlait jusque dans le cou, les gouttes de larmes comme des boulets en feu,  j’étais assaillie. Je ne m’arrêtais pas de pleurer, des gros sanglots de bébé, de ceux qui fracassent la gorge jusqu’au vomi, et mes collègues me recouvrent de mouchoirs, comme un nouveau né qu’on va baptiser, je suis couverte de Kleenex blancs et trempés. Je vois bien que ma réaction n’est pas normale, on ne transmute pas en gros bébé pendant ses 35 heures hebdomadaires, seulement je n’arrive pas à me calmer. Mon gros corps est secoué par des éruptions volcaniques qui partent du nombril pour finir sous mes paupières, le sismographe s’affole, et plus le monde vacille, plus le chef se tient droit, bien rigide, sec et il répète, allons, allons, enfin enfin, tout va bien. Je disparais.

Je rentre chez moi, tout pleut, les lumières auréolées des feux tricolores agressent mes yeux de bête poilue, je suis préhistorique, je hurle sur les conducteurs, sur les passants, sur les tricycles. Il faut que j’arrive jusqu’à la piscine, c’est mon théorème personnel, tout corps immergé assez longtemps dans l’eau chlorée se régénère juste assez pour arrêter de pleurer. L’eau me contient, comme une camisole, comme un CRS, comme un câlin, je veux sentir la pression de chacun des milliers de litres sur mon corps, ils viennent m’enlacer, me caresser, me bercer. Je ne nage pas, je reste juste là, poids mort qui dérive au gré des jets de remplissage automatiques. Il n’y a plus de différence entre l’eau et moi, mes larmes et mes cris s’étouffent dans les volutes d’acide hypochloreux, j’ai la tête au fond du filtre. Ce soir, je ne dormirai pas. Il me faut des heures pour reprendre une apparence normale, je dégonfle, je me retends, je m’ébroue, je ne pense qu’au gros bébé fâché, il faut que je comprenne, il faut que je déjoue les pièges qu’il me tend, les failles qui lui permettent d’apparaître. Cela me prendra trois jours pleins. J’ai l’angoisse clouée dans les paumes, et le flanc plein de rien, je ne sais plus respirer, je ne sais plus expirer, j’avale l’air à grosses taffes comme un gamin qui apprend à crapoter, il faut que je déglutisse pour que l’oxygène arrive jusqu’à mes poumons tristes. Je vois bien qu’il y a quelque chose qui m’active, qui me fait effervescer, dans la négation totale et répétée de ma réalité, mais je ne sais pas tisser le lien, je ne suis pas assez douée, il n’y a que les murs en béton et ma tête qui continue de saigner. C’est chez le psy, le gentil, celui du petit fauteuil sans accoudoir qu’il prépare juste pour moi avant la séance, celui du café qu’il me fait couler quand je pleure trop fort, celui qui insulte mes méchants et qui célèbre mes avancées, que je vais y arriver.

C’est l’inceste, bien sûr. Quand tu commences une thérapie,tu penses que tout est ton père, que tout est ta mère, mais ne vous méprenez pas, tout est inceste, partout, tout le temps. L’inceste comme abus sexuel sur les enfants, sur cette enfant, sur moi, mais aussi l’inceste comme système de domination. L’inceste aussi comme expérience tout a fait détonnante de la réalité. Subir l’inceste, c’est ne plus savoir si le sol existe vraiment, c’est se voir expliquer toute la vie que le ciel n’a jamais été bleu, qu’il ne peut rien vous arriver, que vous êtes en sécurité, alors que vous hurlez de peur depuis l’enfance, sans qu’on ne vous écoute jamais. Je n’ai pas hurlé avec ma bouche, mais tout mon corps se débattait, j’ai grossi immensément, j’ai développé des troubles du comportement alimentaire, j’ai soudain été incapable de travailler à l’école, j’ai eu envie de mourir avant même d’avoir mes règles, j’ai dit que je ne voulais plus prendre ma douche avec lui, mais tout allait bien, tout va bien ma chérie, quelles belles vacances tu passes, profite bien surtout, à Paris, il fait gris. Le monstre ne me déchire pas les entrailles pour rien, il n’est pas fou, lui. Il sort pour me protéger, encore, toujours. Il sort pour m’indiquer que la réalité tremble, qu’il faut me mettre à l’abri. Si j’étais un garçon, un vrai  bonhomme comme ils disent, il ne me ferait peut-être pas pleurer, peut-être qu’il me ferait conduire trop vite et boire du whisky. Mais on m’a dit que j’étais fille, alors le monstre me fait beugler comme une sirène d’alarme enrouée, pour me prévenir, pour m’éloigner du danger. Ce ridicule - tout va bien  - alors que je sais, je le sais, croyez-moi, que tout va mal, qu’il n’y a rien de bien, que c’est un fait connu de tous‧tes, qu’on ne peut pas l’ignorer tellement le mal est installé, cette affirmation toute bête du patron embêté, elle a suffi à réveiller le monstre, il a senti l’embrouille, il ne laisse rien passer.

Je tiens à la réalité plus que tout au monde, je ne veux pas explorer d’autres mondes sous LSD, je m’accroche à ma raison, comme d’autres à leur trésor. C’est la seule chose qui calme le monstre, qui console l’enfant qui vit dedans, qui me permet de respirer. Ça, et la douceur de celleux qui comprennent, qui accueillent le monstre et l’enfant sans prendre peur, qui tentent même de les apprivoiser. Petit à petit, nous reprenons confiance, moi, cette drôle de trinité, le monstre l’enfant et moi. Je ne suis toujours pas sure de la couleur du ciel, mais il paraît que c’est normal, je ne sais pas si ca reviendra. Je sais qui je suis, intensément, et cela me donne les quelques centimètres de rab au bord du précipice pour y accueillir toutes les facettes de mon enfant blessé, tous les personnages qu’il faudra qu’il incarne pour parvenir à se réparer. En chemin, j’en profite pour réparer les liens qui me rattachent au réel, je n’ai plus besoin de m’abîmer pour exister, c’est mon acte rédempteur, c’est la 9e step du programme des traumatisés anonymes. J’en parlerai dans un autre billet.

Merci de m’avoir accompagnée dans ce billet, merci de me lire, merci de me dire que vous me lisez. C’est une joie immense que de vous lire, commenter ou discuter d’un de mes billets du vendredi. Cela me manquait, depuis la lointaine époque des blogs et des commentaires. Merci à celles et ceux qui continuent à me soutenir financièrement, votre aide est précieuse et importante.

Sur le sujet de l’inceste, j’ai aimé Ce que Cécile sait, journal d’une sortie d’inceste, qui évoque ce rapport si particulier à la réalité des personnes abusées dans l’enfance. Merci à elle.