Du sel et du feu

J’ai traîné mon angoisse tout l’été, comme un passager clandestin. Mais j’ai aussi gardé la beauté des forêts, la rage des luttes, la force des films. À la rentrée, il reste ce feu sous la peau : fragile, mais vivant. On se retrouve le 10 et le 18 septembre dans la rue ?

Gros Plan
4 min ⋅ 05/09/2025

C’est la rentrée. J’ai du mal à m’y mettre. À retrouver l’entrain d’aller bosser le matin. La mer me manque. La rivière me manque. Prendre mon temps me manque. Pourtant, les vacances n’étaient pas parfaites. Pas de bonheur pastel sur une plage de Bora-Bora. J’ai traîné mon angoisse à travers toute la Bretagne au mois d’août, comme un passager clandestin au fond du sac à dos. Elle était là dans le tram, à Rennes, elle se planquait derrière un arbre quand je me baladais dans la forêt, elle m’attrapait à la gorge sans prévenir entre la troisième et la quatrième bouée. Mon angoisse, je me la représente souvent comme un mec trop lourd. Elle n’arrête jamais de m’emmerder. Elle ne comprend pas les signaux. Même quand tu hurles, elle continue à insister. Parfois, je n'ai pas la force de répondre, de m’opposer. Alors, je la laisse faire. Je fais l’étoile de mer dans mon lit. Je m’abrutis pour ne plus penser, je scrolle à l’infini. Je la laisse me violenter. J’attends que ca passe. Comme avec un mec violent. Comme avec un mec trop chiant. 

Je pourrais la quitter, il paraît. C’est ce que j’essaie de faire avec mon traitement. Cet été, il n’a pas suffi. Je devrais prendre mon “si besoin”, ce fameux cachet qui est censé tout faire redescendre, me plonger dans la ouate pour me permettre de continuer à avancer. Je n’y arrive pas. C’est le moment où mon psychiatre me demande quel bénéfice je trouve à la garder avec moi, cette folle. Pourquoi je me refuse à tirer la chasse avec un bon benzo, pourquoi je n’arrive pas à lâcher. J’ai peur de perdre la raison. Je crois que j’ai oublié comment on vit sans elle, sans l’ombre conne qui me colle partout, tout le temps. Tout part, les gens, les choses, le temps. Elle reste. Vieille carne fidèle. 

Elle n’a pas réussi à tout gâcher. J’ai aimé le soleil et l’eau et mon chien sur la plage, j’ai aimé les chaos bretons, ces vallées de pierres immenses, comme jetées du ciel par des dieux en colère. J’ai aimé le silence de la nuit noire du centre Bretagne, les chauves-souris qui se posent presque sur ton bras, elles sont chez elles, pas toi. J’ai aimé la présence constante de ma femme, son rire et ses bras. J’ai aimé l’odeur des algues qui sèchent en tas épais sur la plage, il ne faudrait pas, elles rappellent qu’on détruit tout, même ca. J’ai aimé retrouver ma nouvelle famille, celle qui m’adopte avec amour depuis que je suis mariée. J’ai aimé regarder des documentaires dans la petite salle de cinéma de la médiathèque, pendant le festival du film de Douarnenez. J’ai aimé faire du stop, pour la première fois depuis des années. J’ai aimé croiser toutes sortes de personnes queer, des Quechua, des fabuleux, des maraîcheres, des jolies. J’ai aimé écouter les conversations des vieilles bretonnes gauchistes, toujours prêtes à cramer un truc, toujours prêtes à défendre quelqu’un.e. J’ai aimé me sentir inscrite dans les luttes, de près ou de loin. J’ai aimé sentir mon cœur vibrer à l’idée qu’on pourrait encore essayer de faire changer le monde, juste encore une fois peut-être, juste là. 

J’ai vu trois films marquants pendant ce si-chouette festival. D’abord deux documentaires, dos à dos, sur la condition des Penn Sardines, ces ouvrières du poisson : L’usine rouge et Demain au boulot. Le premier nous ramène au début du siècle : des mains usées, des voix à l’accent rugueux qui racontent une enfance à vider les sardines, à trier les boîtes, à se battre pour quelques sous, pour un peu de dignité. Des femmes restées toute leur vie à Douarnenez, qui ont travaillé ensemble et qui, à la maison de retraite, se retrouvent encore en groupe, à fredonner les refrains qui autrefois les aidaient à tenir. Puis le deuxième film, aujourd’hui : d’autres femmes, sur la ligne du froid, qui tentent de suivre les cadences absurdes imposées par les écrans. Elles se battent pour un euro de plus par jour, pour deux minutes de pause, pour leurs vies, leurs articulations broyées par le rythme toujours plus fou de l’usine. Rien n’a changé. Ou si peu. Vous pouvez regarder ces films sur France TV, je vous le conseille vraiment.

Ensuite, Queer Me, le documentaire d’Irene Bailo Carramiñana, qui raconte à la fois son histoire, celle de son gros corps queer, mais aussi un morceau de notre histoire, de nos luttes, avec la vie du squat toulousain le TDB. Je n’ai pas eu la chance de connaître les moments fabuleux de ce lieu, mais j’avais entendu mes camarades me raconter leurs passages plus ou moins réussis dans ce lieu mythique de lutte et de fête. Irene arrive d’Espagne en 2015, et filme au TDB l’euphorie, les combats, les amours, la rage de vivre qui traversent tous.tes les habitant.e.s. En retrouvant ses camarades de l’époque, elle explore avec nostalgie et intelligence ce qui faisait la magie d’une époque. Elle documente aussi de manière très sensible sa relation à son corps, à son existence grosse en milieu queer, aux barrières successives qu’elle éclate à grands éclats de rire ou de larmes, il y a l’amour et puis l’exil, la famille qu’on garde et celle qu’on laisse. J’ai ressenti son film tout au fond de mon ventre, j’ai vu sur grand écran une partie de mon identité, de mes questionnements. N’hésitez pas à le programmer partout où vous le pouvez !

J’ai pleuré devant Forêt rouge, documentaire à la fois puissant et poétique sur les derniers mois de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Les images s’entrechoquent : la beauté immense de la nature, la force des habitant·e·s, et la violence brute des forces de l’ordre. C’est insoutenable. Mais nécessaire. Je ne suis pas zadiste – sans doute trop bourgeoise, pas assez dégourdie – mais j’aimerais avoir la moitié de leur courage, de leur énergie. De leur ferveur surtout. J’ai été bouleversée autant par les trajectoires humaines que par celles des grenouilles, des arbres, des animaux. Perdue dans la contemplation de longs plans nocturnes sur la forêt. Je suis sortie de la salle avec l’envie de faire mieux, de m’engager plus fort, de ne plus avoir peur d’affirmer mes valeurs. Et peut-être aussi de tout quitter pour m’acheter une caravane.

Alors voilà, c’est la rentrée. J’ai ramené mes angoisses dans le sac avec mes carnets, mes billets de ciné et quelques grains de sable. Elles ne prennent plus toute la place. Le sel de la mer s’est déjà évaporé, les images des films s’effacent dans le bruit des réunions et des mails. Il me reste leur ombre, la vieille carne fidèle, collée à mes talons, prête à aboyer. J’ai encore dans le ventre la beauté des chaos bretons, la rage des Penn Sardines, les rires du TDB, la ferveur des zadistes. Je garde ça comme un feu sous la peau. Peut-être que ce sera assez pour continuer à avancer, pour me tenir droite même quand j’ai peur. Quand le monde se fascise, quand les jours se font sombres, il faut garder quelques braises, quelque chose qui réchauffe et qui dévore à la fois. 


Merci d’être encore là, après les vacances.

Bon courage pour la rentrée.

Il est encore temps de changer le monde. Peut-être.

Gros Plan

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Par Daria Marx

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