À l'amie revenue, en rêve

On croit parfois qu’une amitié est derrière soi, rangée dans un dossier, classée. Ce texte est une lettre à Caroline, mon amie, perdue quelque part entre les étés d’adolescence, les silences idiots d’adulte, et les grands verres de rhum-coca-citron sur une plage de Rimini.

Gros Plan
4 min ⋅ 25/04/2025

Hier, j’ai rêvé de Caroline. Je la suppliais de m’expliquer pourquoi elle me quittait, pourquoi elle choisissait les autres et pas moi. Je dormais, je le jure, mais tout semblait vrai. Le traumatisme est encore bien présent, la blessure pas tout à fait sèche finalement. Caroline, c’était ma meilleure amie. Peut-être même ma seule amie, pendant ces années de lycée. Nous nous sommes perdues, comme cela arrive souvent, quelque part avant mes trente ans. La vie nous jouait des tours — à elle comme à moi. Je crois que j’ai rêvé d’elle, car nous allons bientôt déménager pour habiter dans son ancien quartier. Vieillir, c’est finalement continuer à rejouer de vieilles partitions oubliées, laissées de côté.

Quand elle est partie,je me noyais dans la maladie mentale et dans une relation toxique.  Je fuyais, tout. Même elle, même moi. J’avais cessé d’être moi-même. Je crois qu’elle ne pouvait plus rester. Elle ne reconnaissait plus celle qu’elle avait connue, et je n’étais plus capable de lui tendre la main. Je n’existais plus. Elle n’a pas pu me sauver. Elle ne comprenait plus. Je ne comprenais rien. J’étais partie dans ma propre quête — celle de mon identité, de ma survie, de ma vérité. Et j’étais très malheureuse. Très angoissée. Très malade. Je voulais me réinventer, ou mourir. Je n’ai pas su lui parler. Je n’ai pas su lui dire à quel point son amitié m’avait été précieuse. Je n’ai pas su demander pardon quand il aurait fallu. Alors j’ai préféré croire à la version de l’histoire qui me protégeait : celle où elle me laissait tomber, où elle choisissait d’autres personnes, où tout ça s’expliquait par d’anciennes querelles, des fidélités blessées, des dramas de cantine dignes d’un mauvais teen movie. Je n’ai pas voulu voir que moi aussi, je participais à notre éloignement. J’étais égoïste. Je suis désolée.

Caroline, c’est la première personne qui m’ait organisé un anniversaire surprise. Doublement surprise : je ne connaissais aucun des invités. Je suis arrivée chez elle, et tous ses amis m’attendaient, planqués derrière le canapé. Pour quelqu’un qui se persuade d’être toujours mal aimable et mal aimé, c’est un de mes souvenirs préférés. Tout le monde m’attendait. Tout le monde souriait. On fumait des clopes dans le jardin. Il y avait ce mec très beau, forcément trop viril, forcément inaccessible. Elle habitait un lotissement tranquille avec une piscine partagée. Les nuits d’été, on escaladait la clôture pour aller se baigner. Tout avait le goût de la transgression douce, de l’interdit joyeux. À l’aube, on s’allongeait dans un champ pour regarder le soleil se lever. On se sentait libres, dans les quatre kilomètres carrés autour de chez elle. Intouchables. Invincibles. Puis ses potes ont eu leurs premières voitures. On allait dans le village d’à côté, acheter des bières ou de quoi grignoter. Tout était une aventure. Tout était un drame. Chaque garçon croisé, chaque après-midi passée à se préparer pour “traîner” devant une maison en espérant une rencontre. Les nouvelles rumeurs sur les voisins devenaient nos mythologies, nos escapades nocturnes des légendes fantastiques.

Ce qui était particulier, c’est que Caroline et moi, on s’était connues en pension. La semaine, on était en cours ensemble, on vivait ensemble, on se croisait, mais on se parlait peu. Elle était très amie avec mon ennemie jurée. Et puis, elle avait des amies. Moi, non. Le lundi, chacune reprenait son rôle dans le petit théâtre social de l’internat. Elle, la bonne copine rigolote ; moi, la semi-looseuse irascible et première de la classe. On jouait nos personnages, sans trop y croire, mais sans vraiment s’en échapper. Parfois, on se rejoignait — une balade, une clope volée derrière un mur, une place à la même table au réfectoire. Tout le monde savait qu’on était amies. Mais en dehors. Pas ici. Elle ne se mêlait pas de mes conflits. Je respectais son amitié avec l’autre. Ce n’était pas confortable. J’étais seule. Mais ce n’était pas sa faute. Pas sa responsabilité. J’étais une ado compliquée. Malheureuse. Grosse. Pas très sexy comme meilleure amie. Elle était plus solaire. Moins torturée. Pas populaire, mais juste assez pour ne pas être moi. Je n’ai aucune rancoeur de cette époque dissociée. C’était comme ca.

Et pourtant, dehors, Caroline et moi, c’était le feu. Un été, elle m’avait emmenée en vacances avec sa famille, dans une maison incroyable en Italie, au bord de la mer. On avait rencontré deux Italiens à la terrasse d’un glacier. Elle était coincée dans les toilettes, le soir de son anniversaire. Elle avait embrassé le plus beau. Moi, je faisais des blagues au plus gêné. Toute la semaine, on s’était baignés, promenés, portés par une insouciance de cocktails trop sucrés et de joints à l’herbe trop verte pour être honnête. J’étais arrivée en bus : 18 heures de car Eurolines à travers les Alpes, défoncée au départ, réveillée à Milan avec le cerveau fondu. C’était un autre monde. Tout était grave. Et tout était simple. J’écoute encore la compilation qui tournait dans l’auto-radio de nos amours de vacances cette semaine-là. De la mauvaise dance et du rock rital. Je me souviens du vent trop chaud qui me brûlait les yeux, la fenêtre de la voiture ouverte sur les petites routes, l’odeur de la graisse à traire à la coco sur ma peau. Caroline et moi, on pouvait tout faire ensemble, on pouvait compter l’une sur l’autre, j’étais là, elle était là, tout irait bien à la fin. On marchait des nuits entières au bord de la plage, en se racontant ce qu’on ferait plus tard. On s’inventait des histoires. 

Après le bac, elle était partie vivre loin pendant un an. J’attendais ses appels au milieu de la nuit. Elle me racontait son job, ses sorties. À son retour, on a habité ensemble quelque temps. Il y a eu les boîtes, les études,  les garçons, les mauvaises rencontres. Mais toujours, sa présence discrète. Son soutien. Sa fidélité tranquille. J’ai eu d’autres amies, elle aussi. On a galéré longtemps dans nos peaux de vieilles adolescentes. Nous n’étions plus les mêmes. Nos âmes sœurs se sont séparées dans une lente mitose. Pas de dispute franche. Juste des routes qui refusent de se croiser. Jusqu’à mon pétage de plomb. Jusqu’à sa décision d’arrêter. Elle avait raison. Je n’avais plus rien à lui donner. 

Je ne sais pas si elle pense encore à moi. Je ne sais pas si elle me manque vraiment, ou si c’est juste la vie qu’on avait. Ce moment suspendu, où l’on croyait encore que l’amour, l’amitié et la liberté pouvaient se résumer à quelques clopes dans un jardin, une baignade interdite, un champ à l’aube. Mais je sais que j’ai rêvé d’elle. Et que ça m’a bouleversée. Parce que même endormie, j’aurais voulu lui dire merci, pardon, j’ai grandi, j’ai compris. 

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Par Daria Marx

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