À force de gueuler, j’ai plus de voix

Chaque année, le 8 mars, c’est la même histoire. Les grandes déclarations, les tribunes convenues, les angles morts des luttes féministes qui m’arrachent toujours la même colère. Cette année, pourtant, quelque chose vacille. Moins de certitudes, plus d’épuisement. Je me tiens à distance, je regarde le bruit ambiant sans savoir.

Gros Plan
3 min ⋅ 07/03/2025

Mon marronnier du 8 mars, c’est de gueuler contre les organisations féministes qui ne considèrent jamais la lutte contre la grossophobie ou les violences spécifiques faites aux femmes grosses dans leurs revendications. Ma petite tradition personnelle, c’est de ne rien foutre ce jour là, c’est mon jour férié personnel, mon Noel et mon épiphanie. Je vis dans ce gros corps identifié comme féminin toute l’année, le 8 mars, c’est cadeau, c’est tout pour moi et rien pour ceux qui voudraient le voir disparaître, le raboter, le faire changer. Cette année, les choses bougent partout, dans le monde, dans mon monde, autour de mon nombril et jusque sous mon crâne, et je ne sais pas si j’ai encore le droit de gueuler. J’ai le sentiment que je deviens un vieux militant, un ancien ambiance service d’ordre de la CGT, je m’entends radoter, je vois les mêmes querelles secouer nos milieux depuis des années, je vois les fascistes grignoter nos libertés, et je ne sais plus par quel bout il faudrait commencer.

Militer en bossant, c’est apprendre l’équilibrisme. Travailler dans un milieu qui porte déjà des combats, c’est essayer d’y trouver un prolongement, une évidence, et me heurter souvent à la réalité. Jongler entre les mails et les manifs, entre les réunions et mes envies de tout cramer, entre les combats du jour et ceux du soir. Parfois, ça ressemble à un marathon sans ligne d’arrivée, une course où je me dis « encore un effort » jusqu’à l’épuisement. Mais d’autres fois, ça marche. Je retrouve des visages connus entre deux dossiers, je vois des idées prendre forme dans mon boulot, je glisse un peu de lutte dans les interstices. J’apprends à choisir mes batailles, à me préserver sans culpabiliser. Et surtout, je me rappelle que je ne suis pas seul·e. Que le militantisme, c’est aussi les autres, les relais qu’on se passe, la force collective qui compense mes moments de fatigue. Que parfois, ne pas être partout, c’est aussi une façon de durer.

Pourquoi cette année est-elle différente de toutes les autres années, pourquoi mangeons-nous encore des herbes amères, pourquoi sommes-nous encore dans la souffrance et dans la peur, je n’ai pas de jolies réponses, j’ai cru travailler à la libération, j’ai cru que nous allions y arriver, je ne vois rien changer. Ca et là, des graines d’espoir, la multiplication des collectifs de lutte contre le validisme et la grossophobie par exemple, voilà autant de lumières qui s’allument. Mais aussi la grande déchirure de l’après 7 octobre, mes propres tâtonnements idéologiques, chercher un refuge partout sans jamais le trouver, vouloir imaginer des abris, des maisons, qui ne font que s’effondrer. S’interdire d’aller aux manifestations, pour se préserver des messages antisémites mais aussi des pancartes immondes de racisme, rejoindre des collectifs qui se transforment en cauchemars. Avoir peur dans la rue quand je sors de la synagogue, avoir peur pour celleux qu’on identifie plus facilement comme juif.ves, pleurer devant la Palestine qu’Israel achève, pleurer pour les Bibas sans trop savoir pourquoi, ne plus avoir de voix, ne plus pouvoir rien dire. Errer sur les sites d’infos, la bouche ouverte, desséchée.

Quitter Twitter, enfin presque, enfin lire un peu encore, parfois, quand même. Partout des horreurs. Il y a quelques années, on se moquait ensemble des sales tours de la vie, maintenant on a plus le temps de rire, on s’insulte, tout est tactique, il faut arroser notre monde virtuel d’une fine couche de merde bien épaisse, impossible à déplacer, impossible à nettoyer. Chacun.e roule pour son équipe, chacun.e vient vendre quelque chose, son livre, son shampoing, sa formation, son idéologie dégueulasse. Cet endroit qui n’existe pas et qui pourtant fut mon monde, encore quelque chose qui m’échappe, qui s’en va, qui me lâche. Et moi, là-dedans, je fais quoi ? Je m’accroche à des miettes, aux discussions en privé, aux éclats de tendresse planqués dans les interstices, aux blagues qui surnagent dans la fange. J’essaie Bluesky, mais ca ne me prend pas. Peut-être que je suis trop vieux. Peut-être que ce n’est plus pour moi. Je me dis que c’est peut-être ça, militer en 2024 : faire le tri, choisir ses batailles, survivre à ses propres désillusions. Parce que la fatigue est partout, rampante, poisseuse. Plus personne ne veut convaincre, juste écraser l’autre, exister plus fort que lui. J’aimerais me rappeler pourquoi j’ai commencé tout ça. Ce qui m’a poussé à gueuler, ce qui me donnait cette rage précise, tranchante. J’aimerais croire que je ne suis pas juste un vieux con qui radote, qui regarde le feu avec un mélange d’effroi et d’indifférence. Je crois que je suis encore là, quelque part sous les couches de cynisme et de trouille.

J’ai plus de slogans en ce moment. Plus d’élan. Juste un corps, qui tient debout, qui fait de son mieux, par habitude ou par défi. Un corps qu’on voudrait réduire au silence, qu’on voudrait corriger, rééduquer, polir. Ma bouche et mes yeux secs, la boule au ventre, la rage coincée dans la gorge. Alors cette année, comme toutes les autres, je ne ferai rien. Pas par abandon, pas par lassitude. Mais parce que ce corps est déjà une réponse. Parce que respirer, parfois, c’est un acte de résistance. Parce que gueuler sans savoir où ça va tomber, c’est plus possible. Parce que je refuse d’ajouter ma voix au vacarme stérile.Le 8 mars, c’est mon jour férié. Mon droit au silence. Mon droit à l’indifférence. Mon droit à être, juste être, sans justification, sans stratégie, sans compromis.

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Par Daria Marx

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