Le poids des rangers, l'ombre des mocassins

Un billet qui utilise encore un mot de vocabulaire de la transphobe JK Rowling, désolée pour celleux qui pourraient être trigger, il est évident que je ne soutiens en rien les idées de cette dame, mais j'ai grandi avec, tmtc.

Gros Plan
4 min ⋅ 10/01/2025

Jean-Marie Le Pen est mort. C’est étrange, la mort de quelqu’un qui a marqué l’histoire, la grande et ma petite, pour de si mauvaises raisons. On voudrait que ça ferme un chapitre, mais non. Ça reste là, comme une vieille blessure qui gratte, un truc pas cicatrisé qu’on doit expliquer aux générations suivantes. Les abcès c’est de la saleté, faut drainer, et puis assainir, couper la poche qui contient le pus, sinon ca revient, encore et encore. Je ne ressens rien. Ou peut-être trop. Ce n’est pas de la tristesse, ce n’est pas de la colère, c’est une espèce d’inconfort gluant, une envie de gratter la croûte pour voir si la plaie est saine.

Je me souviens de mes premières manifs. C’était contre lui, au deuxième tour de la présidentielle de 2002. J’y ai cru, ce jour-là, pour de vrai, à la force du collectif, à la puissance de nos voix. On était des milliers dans les rues, jeunes, vieilles, en colère, bruyant·e·s.  J’avais défilé tout près d’Olivier Besancenot. Je ne connaissais rien à son programme politique, je savais qu’il était de gauche, mais surtout, je le trouvais mignon. J’étais une autre personne. Je n’étais surtout pas encore quelqu’un. J’errais. C’était l’époque de Ras l’Front, de ces banderoles qui criaient « pas de fachos dans nos quartiers, pas de quartier pour les fachos ». On hurlait qu’on était tous‧tes des enfants d’immigré‧e‧s. C’est faux bien sûr. Mais on donnait de la voix sur ces slogans mythiques. À l’époque, le Rassemblement National portait encore des rangers et le crâne rasé, il ne s’était pas encore glissé dans ses costumes raisonnables et bien taillés, mais on sentait déjà ce qu’ils·elles cherchaient à faire : rendre la haine acceptable, lui donner un visage presque poli. J’ai grandi avec cette menace-là, en croyant qu’on pouvait l’arrêter, qu’on pouvait l’écraser sous nos chants et nos pancartes. Et puis les années ont passé, les scrutins aussi, et j’ai vu que les rangers avaient laissé place aux mocassins, que les idées restaient les mêmes, et que le dégueulis bleu marine s’invitait partout, dans la rue comme dans les familles.

Et depuis ? Depuis, ça a empiré. La haine s’est raffinée. Elle a trouvé de nouveaux visages, de nouvelles cibles. Je pense à la Manif pour tous, à ces foules de « braves gens » en rose et bleu qui défilaient contre l’amour d’autres que le leur. Je pense à la transphobie qui se glisse partout, dans les débats publics, sur les plateaux télé, dans les lois. Je pense à cette panique morale orchestrée par l’extrême droite, qui veut nous faire croire qu’un·e enfant qui s’interroge sur son genre, qu’un·e migrant·e qui cherche refuge, ou qu’un·e prof qui parle d’égalité, sont les vrais dangers de ce monde. Ce n’est plus seulement la haine brute et frontale des années 90. C’est une peur savamment construite, un discours qui se veut rationnel, une stratégie qui veut nous faire avaler l’intolérable sous couvert de bon sens. C’est le règne du médiocre, de la réaction aux faits divers pour convaincre, de l’instrumentalisation de la misère, des nouilles dans le slip en prime time. C’est l’extrême-droite, toujours, peu importe le déguisement.

Ce n’est pas sa mort qui compte, en fait, celle du vieux chef. Ses lieutenant‧e‧avaient préparé sa chute. Ils se vendent comme différent‧e‧s. Elles se dédouanent de cette figure embarrassante, comme vous le faites avec votre tonton raciste. Vous pensez la même chose, mais vous le dites autrement. C’est ce qu’il laisse derrière lui, le problème. Le poison qu’il a distillé dans les esprits, les haines qu’il a attisées, les idées qu’il a enfoncées dans le sol comme des graines toxiques. Elles ont germé. Elles sont là, elles poussent, cultivées par des héritier‧e‧s rompues à des méthodes nouvelles, elles se mêlent à tout, même chez les gens qui pensent détester ce qu’il représentait. Vous l’entendez aussi, parfois, cette petite voix ? On ne peut plus rien dire. On ne peut plus dire le mot femme. On veut nous imposer l’arabe au lycée.  Ça commence comme ça. Tout doucement. Comme un murmure. Une rumeur. 

Je pense beaucoup à ce que signifie l’héritage. Pas seulement ce qu’on laisse derrière soi, mais ce que les autres choisissent de faire avec. L’héritage, c’est lourd. Surtout quand il pue comme celui-là. L’image de son couteau, utilisé pour torturer et tuer en Algérie. Qui hérite de ça ? Des corps assassinés. Des âmes. Et nous, collectivement, on fait quoi avec ça ? Qu’est-ce qu’on transmet de nos luttes à celles et ceux qui arrivent, qui ne connaissent que le Rassemblement National ? Comment on se sort de nos mentalités d’ancien combattant, il ne suffit pas de dire qu’on s’est fait casser la gueule une fois en 1993 pour être crédible, il faut continuer à se battre contre l’hydre à 88 têtes. Jean-Marie Le Pen est mort, dans son lit, bien confortablement. Personne n’a fait sauter sa voiture. Personne ne l’a abattu en pleine rue. Personne n’a réussi à lui faire changer d’avis. Il a bien vécu. Il nous laisse son odeur putride et rance, ses horreurs bien pliées dans une valise qu’il a laissée sur le pas de notre porte. Il faut détruire ce bagage abandonné, le faire exploser façon SNCF-vener, profiter de sa mort pour rappeler qu’on ne change pas, qu’on met juste les costumes d’autres sur soi.  Alors que notre premier ministre évoque de manière décomplexée ses réflexions ignobles sur l’immigration, et que notre néo-gouvernement est composé d’homophobes à la cool, est-ce que c’est vraiment important que Jean-Marie soit mort ? Est-ce qu’il ne s’est pas déjà réincarné en des milliers d’horcurxes ?

Il faudrait qu’on soit capables, collectivement, de s’arrêter, de prendre cette mort comme un moment de réflexion. Pourquoi est-ce que des idées aussi corrosives trouvent encore un écho ? Pourquoi est-ce qu’on accepte encore de porter cette valise de merde ? On ne peut pas rester là, figé·e·s entre silence et apéros à République. Ce serait une insulte aux vies qu’il a brisées, aux gens qu’il a réduits au silence, aux blessures qu’il a laissées ouvertes dans notre société.

Jean-Marie Le Pen est mort. Que fait-on maintenant de tout ce qu’il a laissé ?

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Par Daria Marx

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