Ca fait plusieurs semaines que je veux parler de pardon. Se pardonner, pardonner, avancer. Mais je tourne autour du pot, c’est pas encore clair, je ne sais pas exactement ce que je cherche à réparer, comment je veux le faire, si j’attends qu’on m’absolve. Je pense beaucoup (trop) au concept juif de teshouva, faire teshouva, c’est pardonner, mais avec des actions, c’est les twelve steps des Alcooliques Anonymes, un manuel pour dire pardon et pour changer son cœur. Ca fait très discours de jeune entrepreneur d’Internet, j’ai l’impression de dire les mots avec l’accent d’un présentateur de Zone Interdite. Oui, crois-moi, il est possible de faire naître en ton âme un feu nouveau, quelque chose d’étrange, à la fois cacochyme et nouveau-né, il est possible de sentir ton sang battre plus fluide dans tes artères abîmées, il suffit de le pouvoir, il suffit d’y arriver. J’aurais fait un bon gourou sans doute, un beau Jésus, mais je suis trop égoïste, trop préoccupée par la somme parfois écrasante de mes propres pêchés, trop occuper à trier ce qui fait de moi un être maléfique ou juste le produit de ma classe et de mon genre attribué. Il y a dans la déviance à la norme quelque chose de tout à fait fertile aux esprits névrosés comme le mien, un territoire gris-souris où les voix me hurlent de me soumettre, de revenir. Faire techouva, dans le vocabulaire des plus orthodoxes, c’est aussi revenir à son état le plus pur, le plus obéissant, c’est craindre D‧ieu dans son avatar le plus menaçant, trembler avec honneur devant cette figure toute-puissante, le berger jaloux qui teste la fidélité d’Isaac en lui demandant de sacrifier son fils bien aimé de ses propres mains.
Je ne sais pas pourquoi je mêle le divin à mon brouillard personnel, il faut bien rendre quelqu’un‧e responsable, il faut bien que quelqu’un‧e puisse me sauver. C’est beaucoup demander à ce créateur invisible à qui je voue un culte bien trop intermittent pour être prise au sérieux par ses services. Je cherche du sens, c’est comme ça que les embrouilles commencent. Aujourd’hui, j’ai vu un signe clair dans une publication Instagram, c’est dire. Grâce à une charmante pseudo-cartomancienne étasunienne, à la fois sorcière, anti-sioniste, doula et herboriste, un tiercé aussi pittoresque que fascinant, j’apprends l’expression « Tower Moment ». Un « moment de la Tour » désigne une période de changement soudain, de chaos ou de bouleversement. Ce terme provient de la carte de la Tour dans le jeu de tarot, évidemment. Cela indique qu'un aspect de votre vie repose sur des bases fragiles et est susceptible de s'effondrer. Bien que ce changement imprévu puisse initialement sembler désastreux, il est en réalité nécessaire. La destruction permet une croissance positive et une transformation, vous permettant de devenir la personne que vous êtes destiné à être. Ma tour s’effondre, l’application a raison. Pas les fondations, pas le château en entier, mais quelque chose est bien pourri au royaume du Danemark, et cela, depuis plusieurs années maintenant. Je ne vais pas raconter ce qui me cause tant de peine ici. Ça serait long, ça serait trop intime, ça serait aussi trop douloureux.
Plus je vieillis, plus j’apprends à classer les peines et les offenses dans les bons classeurs. Quand j’étais jeune, quand j’étais folle, tout allait dans la même poubelle, des moqueries aux trahisons les plus viles, ça faisait péter le même fusible. Je ne contrôlais rien, j’explosais comme un pétard mammouth sur une plage un 14 juillet, beaucoup de bruit pour rien, juste de l’esbroufe. Je ne réglais rien, je ne communiquais pas. Je me faisais du mal ou je sanglotais, au choix. Parfois je hurlais. Surtout sur les mauvaises personnes, pas de réponse graduée, tu prends pour les autres et tu ne peux pas m’arrêter. Aujourd’hui je pardonne et je passe à autre chose. J’essaie vraiment. Je pense beaucoup aux choses que j’ai mal faites, aux choses que j’ai mal dit, je voudrais réparer, je voudrais présenter mes excuses, ça me travaille en ce moment, je fais mon examen de conscience. J’ai pêché par ignorance, j’ai pêché par orgueil, j’ai dit et j’ai pensé du mal, j’ai été égoïste, je n’ai pas su écouter. Peut-être que si je parviens à régler mon sentiment immense de culpabilité, j’aurai du temps à consacrer à mes émotions, à ce qui m’attaque tellement du dedans. A ce qui m’empêche de parler. A ce qui m’empêche de répondre aux violences les plus privées, de peur de disparaître tout à fait aux yeux de l’autre, de peur de n’être plus jamais aimée, plus jamais. Je n’en sais rien. J’ai vraiment le désir très fort et très niais de trouver une forme de paix dans mes relations blessées. C’est sans doute impossible. Baisser la garde, dire juste, sans en rajouter ou en enlever. Avoir le verbe mesuré et l’esprit tranquille. Ne plus craindre l’abandon, le noir terrible d’un ciel sans étoiles, sans amour, et sans aucun D‧ieu à supplier.
Je sais pourtant que le caractère ascète que je désire développer dans mes délires miséricordieux est aussi chiant que dangereux. Il y a des choses que je ne veux pas pardonner. Non, pas celles que vous imaginez. D’autres encore. Des petites lâchetés qui sont à mes yeux comme des milliers de coups. Des mots lâchés sans y penser qui me déchirent encore le ventre en deux. Du mal fait aux autres, à celles et ceux que j’aime. Je veux pardonner et me pardonner, pas me plier en deux sous le joug d’une autre volonté. Je veux dire et laisser dire, mais je veux choisir ce que j’entends, je veux pouvoir dire clairement que je vais claquer la porte, je veux me laisser toutes les libertés pour fuir, quitter, me lever et me casser. Vivre en paix en moi-même, c’est me donner la force de faire tout ça. D’être aussi juste avec les autres que je le suis avec moi. De me traiter avec autant d’empathie et de bienveillance que les autres. Oui, tout ca est égoïste finalement, il n’y a rien de chevaleresque à mes prises de tête d’insomniaque. Je voudrais me réparer un peu, et le monde avec, ca aussi, c’est juif comme concept, ca s’appelle le tikkun olam. Chaque action vertueuse, chaque parole bienveillante vient colmater l’immonde puits sans fond de nos errances et de nos horreurs d’humains perdus. En cicatrisant, en apprenant à ne plus blesser, nous participons à la restauration de l’harmonie universelle. Rien que ça. Je n’aspire pas à la perfection, je n’aspire pas à la sainteté. Je réclame le droit à l’intégrité de mon gros cœur blessé. Je réclame une trêve, un moment pour retirer mon armure-carapace, mon masque social. Revenir à moi, faire teshouva du dedans, m’autoriser à vivre, à ressentir et à dire. Partir de soi pour y revenir, faire ce long voyage tortueux pour rentrer les bras vides, suffisant, content.
Bonne année 2025. Seulement des bonnes nouvelles dans vos maisons et dans celles de vos ami‧e‧s. Essayons la douceur, peut-être, parfois.