J’ai la chance d’être invitée de temps en temps pour parler de grossophobie. Ces dix dernières années, j’ai notamment parlé à des étudiant‧e‧s en médecine, à des élèves de CM1, à l’intersyndicale des femmes, à un book-club de retraité‧e‧s, à un public aussi divers que rigolo dans de nombreuses médiathèques aux noms de cosmonautes communistes, à des infirmières, à des personnes gros‧se‧s dans un service clinique d’amaigrissement, à des organisations de gauche, et même à des élèves esthéticiennes. J’ai parlé à Paris, mais aussi à Dunkerque, à La Rochelle, à Marseille, j’ai fait mon petit Tour de France en bonne VRP de ma cause. C’est exactement ce costume que j’enfile à chaque fois, j’ai l’impression de polir mes chaussures et de refaire ma valise au carré pour aller vendre ma soupe, je repasse mes arguments et j’amidonne mes réparties, je me sens investie d’une mission de représentation que je prends très au sérieux, la plupart du temps. À force de parler des gros‧se‧s, j’ai l’impression de toujours dire la même chose, de faire les mêmes blagues au même moment, il faut que je renouvelle mon stock d’anecdotes, il faut que j’arrête de faire la blague du nombril pour détendre les gens au début des rencontres.
Ce qui ne m’aide pas, c’est que nous avons beau hurler que la grossophobie existe, nous les gros‧ses, nous les activistes, j’ai beau débarquer dans des réunions très policées où les personnes présentes sont censées avoir lu mon livre, avoir regardé des documentaires, être renseignées, ça ne manque pas, je peux décrire tout le déroulement de la plupart de mes échanges les yeux fermés. Alors, bien sûr, les publics les plus aguerris, les plus sages aussi, ceux-là m’épargnent les questions sauvages des plus petits, qui insistent pour connaître mon poids au gramme près, et me bombardent de clichés grossophobes directement venus des reportages les plus putassiers des Internets. Et vous madame, vous allez finir au lit à peser 300 kilos et à vous faire livrer du Mac Do ? Et vous madame, il va falloir casser les murs de votre chambre pour venir vous sauver ? Parfois, je suis tellement surprise par leurs questions que je préfère esquiver, faire un entrechat et me sauver, partir sur un autre sujet. Souvent, je n’ai qu’une seule petite heure avec les plus jeunes, 60 petites minutes qu’il me faut consacrer à déconstruire, à expliquer, à illustrer, 60 minutes où je m’amuse de les voir si concentré‧e‧s lorsqu’elles‧ils lèvent le bras pour me parler, leurs mains si lourdes qu’ils doivent soutenir leur coude, comme des lutteurs, comme des statues prêtes à dégringoler. Je les sens sur le fil, tous‧tes prêt‧e‧s à se moquer des gros‧ses, des petit‧e‧s, des boutons et des fringues des autres, tous‧tes craignant de devenir moqué‧e‧s, mais tous‧tes aussi prêt‧e‧s à lâcher une larme quand je parle de situations difficiles ou que je raconte des histoires de discrimination manifeste. C’est un drôle d’âge, c’est le bon âge aussi pour parler des sujets du corps, de l’apparence, de la chirurgie esthétique, des réseaux sociaux et des filtres Snapchat, ils rougissent, elles sont aussi gênantes que gênées, j’aime croire que je sème quelques graines qui continuent à pousser après que la sonnerie sonne la récré.
Les grand‧e‧s, les adultes, ceux-là sont plus retors. Il y a les gros‧se‧s, les vrai‧e‧s et ceux qui pensent l’être. Vous êtes mes préféré‧e‧s, bien sûr. Quand nos regards se croisent, je sens une vraie complicité, quelque chose de doux et de fort, je vois vos têtes bouger pour approuver ce que je raconte, je me sens mieux quand vous êtes là. Parfois même, vous prenez ma défense. Comme vendredi dernier, dans un ciné-débat, quand l’homme du fond tenait à me demander pourquoi je m’entêtais à reprendre le poids que j’avais perdu, il voulait comprendre, pourquoi je ne réussissais pas à maigrir, pourquoi je ne réussissais pas, la réussite, ça l’obsédait, il fallait que je lui rende des comptes à ce petit monsieur que je ne connais pas, il fallait qu’il comprenne, là, maintenant, tout de suite. Je m’agaçais au fur et à mesure de mes réponses, je commençais à me tendre, quand une fille du public s’est retournée et elle a dit « Oh, mais ca suffit non ! ». C’était super. Ça m’a fait un bien fou de me sentir comprise. Il faut dire que dans chaque rencontre, il y a toujours quelqu’un pour te poser la question la plus indiscrète et la plus chiante, la plus à l’ouest, la plus énervante. Je genre cette personne au masculin parce que soyons honnêtes, c’est souvent un vieux mec blanc qui se croit tout permis, qui pense pouvoir m’expliquer la vie en 12 secondes, c’était encore le cas cette fois-ci. Souvent, il reste jusqu’à la fin, il traîne un peu autour de moi, et puis lorsque je commence à sortir de la salle ou à partir, il m’attrape le bras pour finir de m’expliquer ce que j’ai mal compris, ce que je devrais changer. Rarement, il me remercie, et encore plus rarement, il présente ses excuses.
Généralement je passe malgré moi la moitié du temps consacré à notre rencontre à parler d’amaigrissement. Ca commence souvent bien, je déroule mon petit truc tranquille sur la grossophobie, je parle de grossophobie médicale, je parsème de quelques statistiques, et puis au moment des questions, ça se gâte. Parce que la dame, elle connaît quelqu’un qui a fait une chirurgie de l’obésité, et depuis, ça se passe super bien, elle est trop contente, alors il ne faut pas non plus, enfin vous voyez quoi, parce que quand même on le sait tous‧tes qu’être gros‧se, bah, c’est quand même pas, enfin, c’est pas super quoi. Le pire, c’est que je n’ai pas une position si punk sur les chirurgies de l’obésité, pas en public en tout cas, je me contente de rappeler les pourcentages élevés d’échecs, de complications, et d’opérations hors des recommandations de la santé publique, mais il faut toujours quelqu’un‧e dans l’audience pour se lancer dans une grande croisade prosélyte. J’essaie de parler de santéisme, de validisme, de tri social à la grosseur, de questionner la notion de maladie, je parle vite, je connais mon sujet, mais il me semble que mes arguments s’écrasent toujours mollement aux pieds de celleux qui rêvent de maigrir, beaucoup et très vite, qui n’envisagent pas leur salut autrement que dans une taille 36. Cela me met d’ailleurs dans une position très inconfortable, comme si je venais défendre la grosseur comme une idéologie, comme si je refusais absolument la minceur par principe, bref, c’est une caricature de mes idées, de nos combats, et trop souvent, je me laisse emporter dans ces discussions dont je connais déjà la fin (spoiler : personne n’y apprend rien). Je me demande pourquoi ces gens viennent me rencontrer, ce qu’ils attendent de moi, quel rôle ils me font jouer dans leur constellation psy personnelle, suis-je un épouvantail ou un Golem ?
C’est tout le souci de venir parler de grossophobie, comment puis-je en parler sans parler de féminisme, de rapports de classe et de race, il me faudrait des heures, il me faudrait une semaine entière, un genre de bootcamp. Je reste sur ma faim (lol) quand je les vois partir, quand les mains arrêtent de se lever, quand on me remercie, j’ai l’impression de ne pas assez bien dire, d’avoir raté l’essentiel. Je fais le taf, pourtant, et je crois que je le fais bien, je crois que ces moments d’humains à humains changent parfois les choses, bien plus que les livres ou les films ou les articles. À la dernière rencontre, il y avait aussi ce papa, venu avec sa fille à peine adolescente, il m’écoutait avec beaucoup d’attention, et il est venu me voir pour s’excuser de ne rien y connaître, pour me remercier pour sa fille. Il y a cette femme qui prend la parole l’autre jour, à la toute fin, qui se lève d’un coup, qui crie, qui parle et qui pleure et qui raconte sans doute là, devant des inconnu‧e‧s, une vie à se torturer et à se restreindre, des années passées à se détester, il y a les étudiant‧e‧s de cette fac de médecine qui me demandent pardon, comme si je pouvais les absoudre des fautes de leurs pairs, comme si.
Cette semaine, les assises nationales de lutte contre les violences sexistes ont eu lieu. Ce week-end, les assises européennes des violences faites aux femmes auront lieu à Strasbourg. Les grosses ne sont pas au programme de ces deux utiles et féministes rassemblements. On ne parlera pas des difficultés des personnes grosses à accéder à la contraception, à l’avortement, ou à la parentalité. On ne parlera pas de l’accueil en commissariat des personnes grosses victimes de viol ou de violences conjugales, qui se font répondre que les filles costaudes, on leur tape pas dessus. On ne parlera pas de la culture des régimes comme outil du patriarcat, qui convainc les petites filles de 8 ans de se mettre au régime pour être plus aimable. On ne parlera pas des violences obstétriques spécifiques aux personnes grosses, et à l’inhumanité de se voir refuser une PMA parce qu’on dépasse un IMC standard de quelques points. On n’y évoquera pas les relations entre parcours de corps gros et inceste. Pour paraphraser Wittig, on a l’impression que les grosses ne sont pas des femmes, et que leurs oppressions spécifiques, subies parce qu’elles sont à l’intersection du féminisme et de la grossophobie n’intéressent personne. Alors en attendant d’être invitée par ces nobles assemblées, (moi ou un‧e autre, il y a aujourd’hui de nombreuses associations et activistes à interroger), avant que l’on m’accorde le droit de siéger parmi mes pairs (ou mes mères) (pardon), je vais continuer à répondre aux invitations des mairies, des syndicats, des associations, des collèges et des amicales de brodeuses et de mangeuses de champignons. En espérant, une blague à la fois, une statistique à la fois, changer un peu leur monde, et me rassurer au passage sur la possibilité d’un mieux.
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