Gros Plan

Gros Plan est ma newsletter : elle se veut un mélange entre l'exercice du blog et de la veille sur les sujets qui m'animent : grossophobie, féminisme, et luttes sociales. Chaque semaine, vous recevrez donc un texte qui mélangera des réflexions intimes, un partage de mon savoir expérientiel de personne grosse, queer et usagère de la psychiatrie, mais aussi des réactions à l'actualité, des recommandations et autres contenu merveilleux. En vous abonnant, vous soutenez aussi mon travail depuis 15 ans et vous me donnez un peu de force pour continuer !

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Par Daria Marx
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Marx pour les nul‧le.s

Un billet du vendredi en forme d'introspection dans ta culpabilité de classe, de Bourdieu que j'ai pas relu depuis 20 ans, de maison de vacances et de prix de la consultation. Et vous ca va ?

Plus je vieillis, plus je me dis que la vie devrait être vécue à l’envers. Ok ok, je sais, je suis pas vraiment en pôle position de la pensée sur cette affaire, on est quelques un‧e‧s à avoir capté l’embrouille. Mais vraiment, faire mes études à 40 ans me semble une bien meilleure idée que de me faire brinquebaler par mes hormones, les pressions familiales ou financières, et le mood du moment pour choisir une filière censée m’intéresser POUR TOUTE LA VIE. Bientôt, les décisions d’orientation vont se durcir, il faudra décider bien trop tôt si tu prends une orientation travail ou une orientation études supérieures en terminale, si tu te destines au taf dès l’année scolaire terminée ou si t’as la chance d’aller apprendre ce qui fait la beauté d’un quatrain ou l’élégance d’une équation à la fac. Plus je vieillis, plus je vois qu’on cherche à classer les gens, qu’on chercher à les coincer même, bien englués dans leurs petites cases, merci de ne pas trop bouger. Les gens c’est des enfants même, des minots de quatrième, de ceux qui ne peuvent pas imaginer qu’une vie entière c’est trop long pour décider, c’est trop long pour s’impliquer. Tu peux pas leur demander de jouer leur vie sur un contrôle de maths, c’est absurde et c’est injuste. Et puis tu peux pas imaginer ce qu’ils portent, les petit‧e‧s, les histoires et les deuils et les divorces et les coups et la faim et l’errance et la guerre et le chien qui meurt et la mélancolie, t’as oublié ce que tu peux trainer à 14 ans comme misère et comme horreurs, quand t’es pas né‧e quelque part au soleil, quand tes parents avaient, eux aussi, 14 ans quand on les a mis dans une case pour qu'ils n'en sortent pas.

Plus je vieillis, plus mon privilège de classe me saute à la gueule, plus je vois que mon capital culturel, mon capital tout court, ca me met à l’abri de toute une série de violences, ca me permet de mieux me défendre, ca me donne de la légitimité, je courbe moins le dos dans la tempête, j’ai moins peur d’être sans rien, je ne crains pas de m’effondrer. A un moment donné, c’était chic d’être pauvre, y’a toujours un peu cette shlag esthétique dans certains milieux, c’est pas un truc de bobos écolos, ca va pas en friperie pour sauver des arbres, ca se sape chez Guérisol pour être chic sauce Belleville. Moi, je rentrais pas dans les vieux sweats années 80 mais j’avais du mal à dire ma maison secondaire en Bretagne, enfin, je disais la maison et les souvenirs et l’enfance, mais je compensais tout de suite. Mon grand-père ouvrier en usine, ma grand-mère rentrée dactylo dans son entreprise, fallait que je me donne une assise prolétaire, fallait renier la petite bourgeoisie confortable qui empêche de penser la révolution à grands coups de canapés trop doux et de vacances à la plage. Et puis j’en avais pas, moi, de l’argent, moi aussi j’étais en découvert le 15 du mois, alors je me persuadais qu’on était pareil, les autres et moi, qu’on avait les mêmes angoisses, j’en avais rien à foutre de la maison de famille à 400 bornes, ca payait pas le loyer. Pourtant j’avais lu Bourdieu, les formes de capital, mais ca restait loin des yeux loin du coeur, par bêtise, par ego, parce que tout le monde autour de moi jouait le même jeu.

Comme je suis grosse, j’ai longtemps cru aussi que cette première tare sociale venait annuler mes autres privilèges. Oui, la pension alimentaire mon père payait le loyer de ma coloc étudiante, mais j’étais grosse et c’était super dur. Oui, je n’ai jamais eu peur de me retrouver à la rue, persuadée que ma mère ou ma grand-mère pourraient venir à mon secours financier, mais on m’a déjà balancé un pain au chocolat dans la gueule dans la rue en me hurlant bouffe grosse truie. Et puis j’ai rencontré plein d’autres gros‧se‧s, des pauvres, des noires, des galériens, des super-riches-chalet-a-Meribel, des gros‧se‧s personnes trans, bref je te fais pas le drapeau arc-en-ciel intersectionnel mais tu vois l’idée. Et j’ai vu, j’ai compris. C’est dans le rapport aux soignant‧e‧s que c’est le plus flagrant. Moi j’avais une super mutuelle, que je payais très cher. Alors je pouvais aller voir des médecins choisis sur liste, ou sans attendre des mois pour un rendez-vous. Et avant de pouvoir la payer moi-même, c’est ma mère qui réglait la note, parce que la santé c’est important, parce qu’elle en avait les moyens. Alors je ne me posais jamais la question du prix de la consultation ou d’un examen, ca ne rentrait pas dans mon arbre décisionnel personnel. Je me demandais si le gars allait être un connard de brute en blanc grossophobe, je me demandais si la table d’examen soutiendrait mon poids, mais je n’ai jamais du choisir entre payer ma carte Imagine R et soulager ma bronchite (tout en me faisant prescrire un régime). Le privilège de classe comme un oignon qui ne fait pleurer que les pauvres, les autres, ils ont quelqu’un pour chialer à leur place. Et je veux pas entendre parler de tiers payant, jamais un généraliste en cabinet ne me l’a proposé, autour de moi les gens se battent pour être reçus avec la CMU, bref, c’est une légende urbaine pour fan de C8. Et puis y’a tout le reste, bien présenter, savoir raconter sa douleur de la bonne manière, connaître le vocabulaire de la médecine, tous les savoirs dont j’hérite par ma classe de manière implicite. Et y’a encore le reste, être blanche, pouvoir me laver au chaud avant d’être examinée, parler français, savoir écrire.

Être grosse c’est une expérience de déclassement assez intense. Quand je me balade dans des quartiers touristiques, tout le monde me parle en anglais. Je suis si grosse qu’on me pense américaine. Je déboussole l’imaginaire. J’ai beau répondre en français, j’ai beau dire que j’habite à 100m, on me répond en anglais. Mon corps est étasunien, cela précède à tout la lecture que l’on fait de moi.  Je ne corresponds tellement à pas à l’image gracieuse de la parisienne en trench, une goutte de parfum dans les cheveux et un pavé en croute sous le bras, que les serveurs et les vendeurs ne peuvent pas m’imaginer française. Qu’est ce que ca dit de moi ? Qu’est ce que ca dit d’eux ? Avec toutes les tunes du monde, je ne peux pas m’habiller en boutique à Paris aujourd’hui. Même dans les plus chères, même dans les plus chics. Enfin je rentre sans doute dans une robe en jersey à strass et grosses fleurs d’une infâme boutique « spécialisée pour dames rondes », soyons honnête. Mon corps gros empêche la lecture d’informations liées à ma classe, à mon genre, à ma langue même, le scanner des passants est cassé. Je suis GROSSEGROSSEGROSSE j’ai l’impression que ca s’inscrit comme ca dans leur rétine. Je ne sais pas si la grossophobie, au fond, c’est la peur d’être gros, ou juste la peur d’être lu comme pauvre, comme étranger.

Pour en revenir aux petit.e.s qui vont devoir décider de leur grande orientation de vie entre deux cours de maths, j’ai juste envie de leur demander pardon, de m’excuser. On a pas su faire élire les gars les moins pires, on a pas su faire la révolution à temps, on a pas su assurer à leurs parents des conditions de vie moins dégueulasses. On est coincé.e.s dans la grande machine de la reproduction sociale, et je suis pas sure qu’elle s’arrête de tourner bientôt. Parce que nos réflexes défensifs de classe sont ancrés tellement profonds, on se partage les codes et les savoir-être comme dans une société secrète, tu peux prendre des cours, tu peux tout faire, mais si t’en es pas, t’en seras jamais, c’est comme ça. C’est même pas le montant de ta paie finalement, c’est des histoires de couverts à poisson et de chaussettes blanches dans les chaussures de ville, c’est surtout la couleur de peau et ton nom de famille. Faut qu’on lutte plus forte, surtout nous, les enfants de petit.e.s ou de grand.e.s bourgeoises. C’est aussi notre responsabilité. De mieux partager, de mettre fin à l’entre-soi, de fermer nos gueules bien fort, de faire de la place deux fois. T’as qu’à écouter Europe 1, t’as qu’à voir qui siège à l’assemblée, tu sais tout de suite que les vieux blancs vont se battre pour rester entre eux. Faut qu’on soit plus fort.e.s, faut arrêter les histoires d’écoles privées et de carte scolaire trafiquée, faut se faire tatouer ’tu ne gentrifiras’ pas sur le front, faut donner autant qu’on peut, faut prêter la baraque à la mer et éduquer nos enfants à être un poil moins con.ne.s. C’est pas performatif, tu peux pas le faire sur Insta, mais je t’assure que t’en retire quand même du positif, tu te débarrasses d’un exo squelette bien rigide bien chiant. On est pas la pour faire la charité, on est là pour réparer les injustices, simple, basique.

J’écris depuis de ma fenêtre d’enfant de bourgeoise (Grosse pouffiasse, Sale connasse, Va te faire enfiler. Saloperie de gros boudin, Vieille moche tu pues le chien) mes petites révélations karmiques de privilégiée, de petit révolutionnaire du dimanche, c’est pas pour faire la morale, c’est vraiment des choses qui me traversent, que je regrette de ne pas avoir intimement saisi plus tôt. C’est ma social justice era, pardon si ca me rend chiant.