Une audience

Une histoire de policier qui traite une victime d'agression sexuelle de grosse pute sur son répondeur. C'est arrivé près de chez toi, presque sous ton nez.

Gros Plan
6 min ⋅ 13/12/2024

Mercredi avait lieu à Paris l’audience match-retour du procès opposant un officier de police judiciaire du commissariat du 6e arrondissement et une femme de 34 ans. Le soir de son anniversaire, cette dernière sort avec des ami.e.s, elle danse, elle rit, elle boit quelques verres. En fin de soirée, elle est victime d’une agression sexuelle dans un bar. Elle fait appel aux forces de l’ordre, elle est emmenée au commissariat, son agresseur également. Elle dépose plainte. Ce n’est pas cette affaire qui est jugée ce mercredi. Le lendemain, elle trouve un message sur son répondeur de l’OPJ responsable de sa plainte, elle est priée de bien vouloir rappeler. Mais le message ne s’arrête pas là. L’OPJ ne raccroche pas bien le combiné. On entend toute sa conversation.

« Je la rappellerai de toute façon, parce que là, elle doit être en train de cuver ! Putain, elle refuse la confront’ en plus la pute. En fait c'était juste pour lui casser les couilles, je suis sûr. Déjà, elle fout une mandale au mec, et après elle va vouloir une confrontation histoire de lui péter la gueule encore plus sur l’audition… Putain, grosse pute. »

Et il raccroche enfin.

C’est cette affaire qui est jugée.

Car la plaignante a eu le courage de porter plainte contre ce policier. Elle a eu le courage de rendre l’enregistrement de ce message public. Elle a permis à de nombreuses victimes de s’exprimer sur l’accueil des femmes et des minorités de genre dans les commissariats. De nombreuses féministes avaient signé cette tribune quelques jours après la révélation de cette affaire. Est ce que les choses avancent ? Je n’en ai pas la preuve. Quand j’entends l’avocat qui défend ce policier, quand j’entends les questions des juges, je n’en suis pas sûre. Lors de la première audience, la présidente du tribunal de police a considéré que le fait, pour un policier, de dire à une femme agressée sexuellement “grosse pute”, n’était pas une injure à caractère sexiste. Parce que finalement, c’était juste de l’énervement. Un peu comme un automobiliste qui insulte un cycliste. Presque rien quoi. Faut pas le prendre personnellement. C’est comme ca.

La plaignante et son avocat ont fait appel.

C’est d’ailleurs ce qu’il a répété à la barre ce mercredi, ce policier. Nous étions une bonne vingtaine sur les bancs de la salle d’audience, côté droit, pour soutenir la plaignante. De l’autre, 4 flics, fiers comme des flics, et le prévenu, accompagné de son amie. Il s’est mis bien propre pour ce grand jour, le costume un peu petit, façon agent immobilier, la veste près du corps, les chaussures cirées. Une affaire avant la notre, il regarde tout droit, il ne quitte pas les juges des yeux. Moi je ne peux pas m’empêcher de le regarder. De la regarder, elle aussi, je me demande à quoi elle pense, comment elle vit cette relation avec ce mec qui traite les autres femmes de pute. Pourquoi elle reste avec lui, même. Je devrais m’en foutre, c’est pas le problème, c’est misogyne même de la juger elle aussi, mais j’arrête pas d’y penser. Il lui a dit quoi ce soir là. Assieds-toi, faut qu’on parle, j’ai fait une connerie. Son nom n’a jamais été cité dans la presse. Il a été suspendu par Darmanin pendant 4 mois, tout en conservant la totalité de son salaire, et puis il a été muté. Aujourd’hui, il est de retour dans le même commissariat, au même bureau, avec le même téléphone. Est-ce qu’il traite encore les femmes de pute ?

Tout est violent dans l’exercice de la justice ce jour là. Le tribunal de Paris est un labyrinthe. On passe les contrôles de sécurité en même temps, victimes, présumé‧e‧s innocents, accompagnant‧e‧s. Tous‧tes égaux face au détecteur à métaux. Il faut supporter l’autre qui vous fait horreur dans la file d’attente. Il faut se plier au regard inquisiteur du préposé au calme de la chambre d’audience. Ce gendarme passe son temps à nous surveiller. Si nous faisons mine de sortir nos téléphones pour répondre à un message ou pour regarder l’heure, il nous indique que c’est interdit, et nous menace de nous sortir. Côté OPJ de la salle, tout le monde est tranquillement sur son portable, ca passe. La camaraderie, j’imagine. Une camarade prend des notes dans un petit carnet. Il la menace.

A la tribune, uniquement des femmes. Elles vont répéter plusieurs fois les mots du policier, sur un ton parfois administratif, parfois grave. C’est toujours étrange. Les questions mêmes. Quand vous dites grosse pute, à quoi pensez-vous ? Quand vous dites en plus, la pute, pourquoi rajoutez-vous en plus ? Dans la première partie du message, on entend un brouhaha, pouvez-vous nous dire qui se trouvait dans la pièce avec vous à ce moment là ? A combien de mètres se trouvait votre collègue la plus proche ? L’avocate générale ne prendra pas la parole. Qu’est ce que vous voulez dire par pute ? Il dit qu’il ne veut rien dire. Qu’il ne sait pas. Que chez lui, dans le Sud-Ouest, pute, putain, c’est comme une ponctuation. Que c’est dénué de sens. Il se défend de l’accusation de sexisme. Lui, il n’est pas sexiste. Sa compagne est féministe ; d’ailleurs, elle travaille dans la mode, avec beaucoup d’homosexuels. Ca ne le dérange pas, les homosexuels. Il est désolé bien sur, pour le message malheureux. Ca n’aurait pas du arriver. Mais ca n’avait rien à voir avec madame la plaignante. Il avait beaucoup travaillé. Il voulait bien faire son métier. Il voulait se montrer méticuleux. Et puis le père de son pote était en train de mourir. Alors il tenait à la confrontation. Ca l’agaçait, ce refus. Alors il s’est emporté. Et puis le dossier était trop vide. Il s’est dit : « Oh non, encore une plainte qui va être classée sans suite. » C’est pour ca qu’il était grossier. Il était énervé contre la procédure. Rien à voir avec madame, il vous dit. Ce n’est pas son genre. Et puis il a beaucoup souffert de cette affaire.

La plaignante maintenant. Aussi digne que possible. Elle rappelle que c’était son anniversaire. Que le policier tombe sur son répondeur, car elle ne capte pas chez elle. Elle n’est pas en train de cuver. Et quand bien même ? Elle écoutera le message dans un taxi. Elle est tellement surprise qu’elle demandera au chauffeur de connecter son téléphone sur le système audio de la voiture, pour mieux entendre. Elle est en route vers son déjeuner d’anniversaire quand elle entend l’OPJ chargé de sa plainte pour agression sexuelle la traiter de grosse pute. Sa famille n’est pas au courant, elle est rentrée très tard du commissariat, elle n’a pas voulu les réveiller. Elle tente de rappeler, mais l’OPJ s’est trompé de numéro dans le message. Impossible de le joindre. Il faudra attendre que la police rappelle. Elle a le bon réflexe, elle décide de ne pas se laisser faire. Elle contacte la police des polices. Elle trouve un avocat. Sa plainte pour agression sexuelle est classée sans suite, sans motif. Elle n’a pas été prévenue. C’est l’avocat pour cette affaire secondaire qui va aller chercher l’information. Ce qu’elle a subi cette nuit là a disparu. Elle n’a jamais été réentendue. L’avocat de la défense aimerait bien qu’elle en dise plus. Pourquoi elle boit ? Ce qu’il se passe. Pourquoi elle refuse la confrontation ? Il prend son temps pour rappeller que l’homme mis en question par sa plainte nie les faits, qu’il prétend que c’est elle qui s’asseoit sur lui. On se demande de qui on fait le procès dans cette chambre du tribunal. On se demande quelle affaire on juge, au final.

Ce qu’elle va dire mieux que personne, c’est le sentiment d’abandon, le sentiment d’injustice, la certitude de ne plus avoir le refuge ultime du commissariat comme barrière contre les agressions, contre les drames. Depuis ce message, elle a peur, partout, elle n’a plus confiance dans la justice, dans la police. Pour se protéger, elle ne sort plus, elle ne prend plus les transports en commun, elle pédale jusqu’au travail tous les jours maintenant. Hilarité des amis du flic dans la salle. La plaignante est grosse. J’imagine que c’est ca qui les fait rire. Elle ne relève pas. Elle continue à témoigner. De la perte de sens. De la peur. Du dégoût. De l’envie de ne pas laisser passer. Elle raconte qu’elle y a cru pourtant, avant. Qu’elle avait déjà été reçue dans ce même commissariat, dans ce même bureau, parce que son compagnon était violent. Qu’elle avait subi une confrontation mal préparée, elle, seule, l’autre venu avec son conseil. Qu’elle avait peur depuis. Que c’était pour ca qu’elle avait refusé. Pas parce qu’elle était bourrée. Ca me glace le sang de l’entendre se justifier encore. Elle a peur qu’on ne la croit pas. Elle a peur que le flic gagne, que sa vision des femmes gagne. Elle dit que sans l’enregistrement, sans le message, elle n’aurait pas osé porter plainte. Parce qu’elle se sent illégitime, face à la police, face à la justice. Elle dit que pour ca, au moins, elle a une preuve. Mais, même avec une preuve, elle n’est pas crue. Alors pour le reste.

Le reste, c’est l’agression sexuelle. La sienne, et les milliers d’autres qui finissent dans une poubelle classée sans suite. Le reste, ce sont les paroles de milliers de femmes et de personnes chaque année qui se heurtent à des comportements violents au commissariat, dans l’exercice de leurs droits. Tout le reste. Tous les silences. Toutes les insultes. Toutes les fois où les plaintes sont refusées. Les coups minimisés. Revenez quand il se passera quelque chose de grave. Ne revenez pas. Et puis ce flic, dans son petit open space de son petit commissariat, qui voudrait qu’on continue à se confier à lui, alors qu’il pense tout haut que les femmes sont des putes toutes bonnes à casser les couilles des hommes. Cet open-space même, où l’on entend toutes les affaires, du vol à l’arrachée au viol en réunion, c’est une violence structurelle, architecturale. Au début de l’enregistrement, si on écoute avec attention, on entend une discussion entre un gardé à vue et un autre policier. On entend les gens passer, le brouhaha d’un lieu trop fréquenté pour y faire des confidences. Cela devrait presque suffire à condamner. Le peu de cas que l’on fait des victimes de violences sexistes et sexuelles commence ici.

Le pire, c’est que la cour ne jugera pas le comportement de ce policier. Elle ne dira pas qu’il est insupportable qu’il puisse prononcer ces mots dans l’exercice de sa fonction. Non, la justice concentre aujourd’hui ses efforts sur une question technique : l’injure a-t-elle eu lieu en public ou dans un cadre confidentiel ? Si elle est publique, l’OPJ peut être coupable. Si on considère qu’il se parlait à lui même, alors la confidentialité de l’échange sera reconnue. Voilà où se loge la justice pour cette plaignante. Dans un détail technique d’une vieille machine judiciaire bien trop complexe. En attendant, ce jeune mec a retrouvé sa place. Le même bureau, le même open-space. Il a dit traiter jusqu’à 40 affaires par semaine. Il s’excuse d’avoir été pris la main dans le sac, bien sur.

Verdict fin janvier.

Gros Plan

Gros Plan

Par Daria Marx

Les derniers articles publiés