Mon premier souvenir amical, c’est Hélène. C’est ma copine de CP, on se tombe l’une sur l’autre pour une raison évidente : on est les deux grosses de la classe. La manière dont nous vivons nos corps potelés d’enfant est très différente : je ne prononce jamais le mot maudit, j’essaie toujours de faire plus, de courir plus vite, de répondre plus fort, je compense déjà sans le savoir ce que le monde entier juge comme une tare. Hélène, quand à elle, porte en elle une certaine indolence face à notre monstruosité commune. Elle se désigne elle-même comme grosse, elle refuse de prendre part à certaines activités parce qu’elle est grosse, elle demande du rab’ à la cantine au nom de son appétit de grosse, bref, il n’y a pas de tabou. Au goûter, elle déballe de son sac des tartines de Nutella et des petites briques de jus pêche-abricot, je la jalouse tellement, je croque ma pomme en devisant des plans maléfiques pour voler les mikados de ma voisine. Je vais voler plusieurs fois le gouter d’Hélène, enfin plutôt, je passe mes doigts entre les deux tranches de pain quand elle a le dos tourné pour venir en prélever le Nutella, que je dévore comme un petit animal le plus rapidement possible. C’est ma fat taxe personnelle. Je me souviens des pleurs d’Hélène au matin du suicide de Dalida (oui, je suis si vieux). Je pensais qu’elle pleurait une vieille tante ou une cousine, j’ai mis du temps à comprendre que Dalida était une chanteuse connue, une idole. Chez moi on écoutait les Beatles ou Gainsbourg, très peu la radio, et pas du tout de disco. Avant elle, il y avait eu la mort de Balavoine, je m’en souviens un peu mieux, je peux encore décrire minute par minute le clip de L’Aziza, sa chanson tube, qui passait en boucle le matin avant de partir à l’école. On passe d’une vieille ville inspiration marocaine à un ballet moderne-jazz sous la tour Eiffel en toute détente, un joyau biscornu des années 80. Comme moi.
Après le CP, je déménage, et il faut tout recommencer, apprendre à parler aux autres, se présenter, refaire ma collection de billes et évaluer la tendance des goûters. J’ai toujours beaucoup de mal à me faire des amies, je ne sais pas trop quoi dire aux gens, comment me raconter, ce qu’il faudrait mettre en scène pour me rendre avenante. Je suis déjà intimement persuadée que je ne suis pas aimable, que je traîne avec moi une odeur étrange qui éloigne les autres, ou que mon corps de bébé mal dégrossi me coupe déjà du droit à la camaraderie. Je me souviens de mon ami, le seul, un garçon, on ne parle pas trop mais nos co-présences sont douces, on joue, je vais chez lui, sa soeur mange du beurre à même la plaquette pour le goûter, je suis fascinée. Le reste des élèves est dans un brouillard bruyant de gens gens qui m’effraient ou qui me snobent, sauf pour Sébastien qui prend un malin plaisir à me frapper parce que je suis une grosse vache pourrie. Les filles entre elles forment déjà des petits groupes solides, elles se tiennent par la main dans la cour de récré, comme des murailles qu’on ne peut pas forcer. Il y a Leslie-les-palmiers-dans-les-cheveux, mais aussi Nadia-on-m’a-volé-mon-chien, et puis Melody-la-fille-du-boucher dont je parle un peu plus dans (instant promo) Vulgaire, qui décide ? Un ouvrage collectif sous la direction de Valérie Rey-Robert aux éditions Les Insolentes. Mon texte est le dernier du livre, vous ne pourrez pas rater sa couverture léopard en librairie.
Je saute une classe, c’est la débandade, je suis la plus jeune, j’étais la première de la classe, je perds pied, mes parents divorcent, direction Paris avec ma mère et son nouveau compagnon. Adieu petit cour de récré au dessus du RER C, marelle peinte au sol et petite forêt mignonne, je suis plongée dans une cité scolaire de 1800 éléves, j’ai la clé de la maison autour du cou pour ne pas la perdre. J’ai 9 ans pour quelques jours encore à mon entrée en 6eme, j’ai l’impression d’être déguisée en schtroumpf à un défilé Balenciaga, les autres me paraissent immenses, les escaliers du collège sans fin. Pendant 3 ans et demi, je réussis à m’entourer d’une pseudo-bande aux contours mal définis, il n’y a sans doute que pour moi que nous sommes une bande, ne leur dites rien, en tout cas, nous mangeons tous les jours ensemble aux grandes tables de la cantine, on se garde les places, on s’attend. Ca doit vouloir dire quelque chose. Je les inviterai à mes anniversaires, ils oublieront souvent, mais ce n’est pas très grave. Je me sens en être. Et puis il y a ma meilleure copine, ma première, le sang de la veine, encore une grosse, il faut croire que ca me rassure. Elle me fait découvrir Dirty Dancing et les glaces Magnum, deux piliers majeurs de la civilisation. Elle a des difficultés à la maison, avec nos darons, on en parle un peu, on se protège, on veille. Un jour, elle me confie le RIB de son livret bancaire dans une grande cérémonie que je peine à comprendre. Elle voulait juste me dire que je pouvais me servir, si jamais. Elle avait compris que je galérais à payer les tickets de RER pour aller voir mon père le week-end. Je devais piquer dans le sac de ma mère, ou emprunter à d’autres élèves, ce qui me mettait dans des situations impossibles. J’avais trop peur de frauder. J’avais trop honte de redemander à mon père si il pouvait payer. C’était pas une question de moyens, mes parents pouvaient tout à fait régler les 6 euros nécessaires à ma tranquillité. Mais personne ne le faisait. Et moi, je ne voulais pas déclencher de guerre supplémentaire.
Au lycée, je suis dans une pension de jeunes filles, encadrée par des bonnes soeurs, au milieu d’une forêt, la nuit, on ferme les portes à clés et on lâche deux bergers allemands affamés dans le parc, ils sont chargés de nous protéger ou de nous empêcher de partir tout est une question de point de vue. Dans ce microcosme 100% meufs se mélangeaient les mauvaises filles de bonnes familles de l’aristocratie, les filles des gros agriculteurs de la région, les filles des familles bourgeoises qui voulaient se faire passer pour aristocrates, les boursières, et un ventre mou constitué de nulles en classe, de fumeuses de joints repenties, et autres transgressions inacceptables pour des parents CSP++. Toutes vêtues de notre bel uniforme pour les jours de fête, en kilt et en pull rouge, nous étions censées faire vivre les valeurs de l’entraide, de la camaraderie et de la charité. En pratique, j’ai beaucoup rigolé, beaucoup pleuré aussi, beaucoup maudit ces nonnes méchantes qui semblaient prendre du plaisir à nous priver, beaucoup supplié ma mère de bien vouloir me scolariser ailleurs, en vain. Les années en pension sont toujours racontées comme fondatrices, permettant de se faire des amies pour la vie, etc. Pour moi, c’est un échec. Je sors de 4 années d’isolement au château de la star’ac (ou presque) avec le bac (super), une haine farouche des fachos (super), des centaines de livres lus (facile quand on a pas le droit à la musique, le téléphone, la radio …), une envie immense de faire n’importe quoi (ca arrive), et une seule amie. Je regrette mon amie du lycée encore aujourd’hui, mais je sais pourquoi elle est partie.
Jusqu’à ma sortie du lycée j’expliquais mes difficultés à me faire des amies par le dégoût des gens pour ma grosseur, par ma timidité et donc ma grande gueule (tu vois le truc), par mon manque de cool global. Un autre facteur est venu s’ajouter à cette liste déjà pénible : les troubles psychiques. Quand mon cerveau a commencé à lâcher la rampe pendant ma prépa, j’ai constaté à quel point il m’était difficile de faire vivre des amitiés tout en étant très angoissée ou très déprimée ou très suicidaire. Je disparaissais pendant de longues périodes, j’arrêtais de répondre au téléphone, je ne sortais plus de chez moi. Et j’étais incapable d’expliquer ce qu’il se passait pour moi à ce moments là. Et donc aussi de l’expliquer aux autres, à mes ami‧e‧s, à mes profs, à mes employeurs. Il m’a fallu du temps, de l’éducation thérapeutique et de nombreuses rechutes pour pouvoir me formuler clairement mon propre fonctionnement interne, et pour avoir le courage d’en parler aux autres. Il m’a fallu beaucoup de force pour trouver le courage d’être vulnérable et d’arrêter de faire semblant, de vouloir sur-performer l’amitié pour faire oublier mes absences et mes besoins. J’ai aussi fait des choix de vie qui m’ont éloigné de mes proches. On pourrait se demander si j’ai inconsciemment fait ces choix pour m’éloigner, ou si j’ai subi mon manque de discernement. J’en parle à mon psy, ne vous inquiétez pas. Pendant ces éclipses, mes ami‧e‧s ont arrêté d’essayer, comment leur en vouloir ?
J’ai enchaîné les amitiés uniques, jumelles, fusionnelles, toxiques. Il faut être deux pour danser ce genre de pas compliqué, il faut trouver quelqu’un‧e chez qui vos traumatismes et vos névroses viennent rebondir exactement au bon endroit. Il faut savoir co-créer des situations de codépendance inextricables, qui vous enferment, l’une et l’autre, dans un escape game tortueux. Je ne savais pas avoir de copines, de potes, d’ami‧e‧s même. Je savais avoir une personne, une seule, qui devenait mon Est et mon Ouest, mon objet anti-phobique, ma morale et mon juge. Et moi pour elle. Toutes ces relations sont évidemment terminées. Elles nous ont fait, à chacune, autant de bien que de mal, je crois. Les ruptures ont été parfois violentes, immondes de cruauté. Parfois, elles étaient évidentes, nous étions usées, le crâne à vif, mais pourtant incapables de nous laisser partir, incapable de nous quitter. Je suis évidement aussi responsable que l’autre dans ces situations. J’ai longtemps vécu mes relations amoureuses sur le même modèle. Avec dévotion, avec abandon, avec oubli de moi, jusqu’à renier mon essence pour plaire, jusqu’à vouloir tout changer pour faire fonctionner une histoire qui ne plaisait qu’à moi. Ma sortie de l’hétérosexualité a progressivement mis fin à cette quête de fusion amoureuse, d’intensité nuisible. Ne plus chercher à plaire à quelqu’un qui veut vous nuire, ca soulage ! Dans mes amours comme dans mes amitiés, j’essaie de célébrer la liberté de chacun‧e à être et à faire exactement ce qu’il‧elle souhaite. Dans les silences, dans les réponses qui mettent du temps à arriver, dans les rendez-vous qu’on s’autorise à annuler. Dans mon comportement, dans ma volonté de vouloir être une excellente amie, mais une amie intègre, qui dit les choses, qui ne s’oublie pas, qui tente de faire de la place aux critiques, qui veut vieillir entourée de personnes libres et heureuses. Pour mon amoureuse, je fais les mêmes voeux, je lui souhaite de conserver sa liberté, son autonomie, ses jardins secrets et ses folles prairies.
Cette année pour mon anniversaire, j’ai reçu de très jolies déclarations d’amitié. Certaines sont anciennes, certaines reviennent après des tempêtes d’autres débutent juste. Chacune sont des promesses, des résolutions à exister dans la vie des un‧e‧s des autres, d’une manière ou d’une autre, sans engagement grandiloquent, sans promesses impossibles à tenir. Plus je vieillis, plus je grandis, plus je travaille à scier mes attaches traumatiques, plus j’aspire à m’entourer d’ami‧e‧s, plus je suis heureux de cultiver et de célébrer mes proches, plus je m’enorgueillis de leurs victoires. Je n’ai plus besoin de ressembler à 100% aux personnes qui m’entourent, je n’ai plus besoin de partager leurs traumas. Nous pouvons partager des projets, des joies, des blagues nulles, des vacances. Tout n’est pas toujours si sérieux, si frénétique. J’ai toujours peur des autres, je suis toujours très timide, j’ai encore de la difficulté avec le small talk, les interactions sociales non préparées, mais je crois que j’apprends à me laisser approcher, à me laisser aimer.
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