Gros Plan est ma newsletter : elle se veut un mélange entre l'exercice du blog et de la veille sur les sujets qui m'animent : grossophobie, féminisme, et luttes sociales. Chaque semaine, vous recevrez donc un texte qui mélangera des réflexions intimes, un partage de mon savoir expérientiel de personne grosse, queer et usagère de la psychiatrie, mais aussi des réactions à l'actualité, des recommandations et autres contenu merveilleux. En vous abonnant, vous soutenez aussi mon travail depuis 15 ans et vous me donnez un peu de force pour continuer !
Un billet du vendredi en forme de prescription pour des jours meilleurs, provoqué par une balade semi-nocturne dans un Paris de façades trop illuminées pour être honnêtes. Si notre besoin de consolation est impossible à rassasier, comment grandir, comment nous assurer des prises solides à la réalité ?
Depuis que j’ai repris la thérapie, depuis que je m’assois dans le fauteuil sans accoudoir que j’imagine acheté juste pour moi, la patiente préférée, dans le cabinet de mon psychologue, je travaille à grandir. Je ne sais toujours pas dire à quel âge on devient adulte, je suis de plus en plus persuadée que c’est une construction sociale, une posture qui nous permet de dominer tranquillement les plus jeunes, mais vous allez encore penser que je suis une hystéro-wokiste. Au mieux, c’est une illusion collective à laquelle nous participons toutes et tous, nous nous rassurons collectivement en pensant qu’à un moment, à un nouvel anniversaire, nous deviendrons subitement des êtres calmes et ordonnés, qui passent l’aspirateur et changent leurs draps sans rechigner. Je fais des trucs de darons pourtant, comme ils disent, je rentre plus tôt, j’ai arrêté de fumer, j’ai des cheveux blancs et je publie des photos sur Instagram. Comme un vieux.
Au fil des séances, d’abord dans l’arrière salle d’un cabinet de dentiste, mes pleurs et mes silences entrecoupés par la fraise et l’odeur du désinfectant, puis par zoom pendant le plus fort de la pandémie, parfois depuis mon lit, maintenant dans un local aux allures de couloir humide, mon cerveau crée de nouvelles connexions, se modèle et se transforme. Laissez-moi étaler ici toute l’étendue de ma vanité : si mon psy est chouette, c’est surtout moi qui bosse. La majorité de mes belles découvertes, ces moments d’eurêka !, ce sentiment incroyable d’avoir tout compris de la manière dont fonctionne le monde pour un quart de seconde, je les ai souvent seule, entre deux séances. Ils viennent fréquemment déchirer des moments de conscience particuliers, je suis à vélo, en scooter, d’abord occuper à bien fonctionner, pédaler, rester attentive aux autres, la route. Je ne sais pas méditer dans l’immobilité, il me semble que je vais mourir, que tout s’arrête et que mon crâne tout entier lutte pour me maintenir en vie alors que ma respiration fait le bruit d’un réveil-matin fou-furieux. Répéter les gestes, prendre les mêmes routes, connaître les trous dans la chaussée et les secondes restantes avant les feux de la rue de Rennes, voilà ce qui permet à mon esprit de naviguer dans ses couches les plus troubles, les plus planquées. Cela marche aussi avec le tricot, le crochet, les petits bâtons tracés par milliers dans mes cahiers.
En rentrant l’autre soir, à cette heure si particulière, entre chien et loup, quand la lumière devient dramatique, je roule en regardant les immeubles haussmanniens se découper et s’éclairer dans les rues comme des décors de théâtre. Dans ces moments-là, pour quelques secondes, il me semble que la réalité se disloque un peu. Ce n’est pas désagréable, ce n’est pas inquiétant, je connais le revers de cette médaille, celle des moments d’angoisse folle, quand les murs se rapprochent et les sons deviennent des insultes, quand tout devient menace. C’est doux, c’est fugace, les images disparaissent avec le soleil qui se couche, je me sens privilégiée de pouvoir flotter entre deux eaux, entre la réalité et le rêve. Bien sûr, je sais que je ne suis pas dans une scène de cinéma, je ne perds pas le lien avec le réel, mais la ville est trop belle pour être vraie, trop brillante pour être honnête. All that glistens is not gold, comme dirait Shakespeare (oui j’’ai des souvenirs de prépa, laissez-moi) (tout ce qui brille n’est pas de l’or) (c’est dans le Marchand de Venise). C’est en tournant devant le Lutetia, ce vieux palace aux fantômes terrifiants, que j’ai eu une révélation psychanalytique (de comptoir) essentielle.
Toute ma vie, j’ai voulu être rassurée. Toute ma vie, j’ai cherché dans les autres, dans le lien, dans la fusion parfois, des preuves d’amour, des gages de fidélité. Toute ma vie, j’ai voulu pouvoir compter sur quelqu’un‧e. Parfois des amoureux‧ses, parfois des meilleures amies, parfois un‧e soignant‧e. Quelqu’un‧e devait incarner pour moi la stabilité, la loyauté, la connaissance. Je mettais mon salut entier dans les mains de quelques individus choisis : si j’allais mal, il suffisait qu’une amie particulière me dise que tout allait bien. Tout allait donc bien. Pendant les épisodes les plus difficiles de mes troubles psychiques, je ne pouvais pas sortir de mon appartement sans une personne, une seule. Mon objet anti-phobique. Mon amulette contre la folie, c’était lui. Tout mon corps refusait, sous la forme de crises d’angoisse massives et invalidantes, de me séparer de lui. Ce garçon m’a fait beaucoup de mal, il m’a beaucoup trompé, il m’a beaucoup menti, il a largement contribué à mon enfermement, à ma descente aux frontières de la folie. Mon objet de rassurance était une planche pourrie, je le savais au fond, mais mon désir insensé d’être sauvée, mon anxiété d’enfant si difficile à apaiser, me rendaient la réalité trop douloureuse, et la rupture impossible. Je prends ma part de responsabilité dans cette folie à deux. En investissant l’autre de la responsabilité de mon bien-être tout entier, en lui donnant les clés de mon cerveau détraqué sans être capable d’en comprendre moi-même les fonctionnements et les enjeux, je le condamnais à l’échec. Je le chargeais de m’achever. En acceptant ce rôle de sauveur-tortionnaire, il comblait des angoisses profondes de légitimité, d’interrogations sur sa place, sur sa « virilité ». Le pouvoir qu’il exerçait sur moi comblait son vide. Nous nous sommes bien mal trouvés.
Je ne veux plus être rassurée. En tout cas pas de manière existentielle. Je veux m’assurer, comme en escalade, comme un alpiniste à la conquête d’un sommet. Mètre par mètre, parfois centimètre par centimètre. Parfois, se donner du lest. Mais décider, soi. Moi. Voilà ma grande-et-nulle découverte. Voilà mon eurêka. Je veux trouver en moi, dans les autres, des mes proches, dans les livres, dans les films, dans les paysages, dans le mouvement, les prises nécessaires à mon équilibre, les accroches nécessaires à mon bon fonctionnement. Et c’est ce que je fais activement depuis que je suis sortie de l’obscurité. Dans la rencontre de mes pairs, de ces personnes qui me ressemblent, dans leurs histoires, dans leurs échecs et dans leurs forces, dans le travail thérapeutique, dans les ruptures amicales, dans le féminisme, dans la lutte sociale, dans la confiance retrouvée dans le temps qui passe, dans la beauté d’une ville qui se déguise, je trouve mes marques, je me trouve, moi. Mon fonctionnement sera toujours un peu spécial, un peu biscornu, mon ambition n’est pas de me conformer à la norme, ma volonté n’est pas d’être conforme. Je donne la main à un petit monstre touffu, invisible et désobéissant, la somme de mes traumas, mon histoire, mes matins moches et toutes mes gloires. Il prend parfois plus de place que je ne le voudrais, j’apprends à la remettre à sa place. Mais nous avançons, et je ne lâche pas sa main, car malgré tout, il m’assure de me souvenir, il tient les comptes, il m’alerte parfois devant les obstacles que je ne perçois pas. My beloved monster and I, we go everywhere together.
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Daria Marx
Je ne m'appelle pas Daria Marx, mais c'est le nom de lutte que j'ai choisi. Daria pour l'héroïne adolescente aussi sensible que désabusée, et Marx pour un doux mélange entre Groucho et Karl. Depuis 15 ans, je milite de différentes manières contre le sexisme et contre la grossophobie : en écrivant, en témoignant, en participant à la création de l'association Gras Politique, en intervenant dans les écoles, en étant présente sur les réseaux sociaux... J'ai 43 ans, je suis mariée à une femme, j'ai un chat et un chien, je suis un rare juif-breton, et je me genre au hasard de l'humeur et des accords. Mon livre le plus récent est : 10 questions sur la grossophobie, paru en 2024 chez Libertalia.