On les appelle les juif‧ve‧s de Kippour. Ce sont celleux qui ne pratiquent pas, qui ne rentrent jamais dans une synagogue, qui aiment le homard et le bacon, celleux qui sont juif‧ve‧s culturellement mais surtout pas spirituellement, celleux qui portent en eux le traumatisme de la Shoah et qui ne peuvent se résoudre à dessiner l’image d’un D;ieu, celleux qui sont athées, mais juif‧ve‧s. Et pourtant, à Kippour, tout s’arrête, ils posent un jour de congés, ils ne mangent pas. Parfois ils passent une tête à la shul (la synagogue), aux dernières heures de la fête, pour entendre un air familier d’un psaume, d’une supplication, parfois ils acceptent une invitation à rompre le jeune en famille. Parfois elles restent devant la télé, parfois elles mangent, parfois elles boivent, juste un peu, mais tous‧tes savent que c’est Kippour, ce jour si spécial est marqué dans leurs agendas, on ne manque pas Kippour, c’est comme ca.
Mes fêtes de Kippour ne sont jamais les mêmes. J’ai connu des jours entiers passés au rythme des offices, les yeux dans le vide, la page du livre de prières perdue, au bout de quelques heures, rien ne rentre plus. Les collants qui grattent, les fausses crocs aux pieds parce qu’il y a du cuir caché dans toutes mes chaussures, la migraine du manque de nicotine, le silence surtout. Je ne sais plus lire l’hébreu, tout se mélange, les lettres et les voyelles, les P et puis les F, j’ai perdu mon chemin, mais je n’ose pas fermer les yeux et me laisser porter par le ‘hazan, le chantre, comme on dit en bon français. Pendant ces jours là, je performe la religion comme je performe le reste, le genre, le bonheur, il faut avoir l’air pieuse derrière le rideau qui me sépare des hommes. Au premier soir, ils s’enveloppent dans leurs châles de prières, pour ressembler à des anges, dans l’espoir fou d’être pardonné, de se rapprocher du divin. Comme si c’était possible. J’aime les regarder pourtant, ils embrassent leurs taliths avec une douceur que je ne leur connais pas.
Si la tête tourne, si tu sens que tu ne tiens plus, on se précipite pour te faire renifler un coing percé de clous de girofles. Dans la tradition tunisienne, on prépare ce coing depuis une semaine, il sert à la fois de remontant, l’odeur sucrée du coing se mélange aux vertus présumées du clou de girofle, et de lien mystique. Si il est interdit de manger, aucune loi divine ou rabbinique n’existe pour nous empêcher de sentir. L’odorat est souvent associé à la pureté spirituelle, ce sens serait le seul à avoir été préservé de la corruption lors de l’épisode du Veau d’Or. Pendant ce passage biblique, Moïse monte en haut d’une montagne pour parler à D;ieu (normal), et pendant ce temps, les juif‧ve‧s tombent dans l'idolâtrie en fabriquant un veau en or (normal) et en l’adorant (normal). Moïse redescend, tout fier de lui, avec les tables de la loi et donc les 10 commandements, mais se met tellement en colère en voyant son troupeau d’idolâtres tourner autour d’une grosse vache dorée, qu’il les brise. Il va devoir refaire sa randonnée et repartir implorer le pardon du patron, qu’il obtient après une bonne galère, soyons honnêtes. C’est ce grand pardon que nous venons fêter à Kippour, c’est cette grâce que nous venons solliciter.
Pendant ces 25 heures si spéciales, il y a trois moments clés. D’abord le Kol Nidre, la prière où nous demandons l’abolition des voeux, des promesses, que nous aurions pu formuler pendant l’année sans pouvoir les réaliser, les tenir. Certains antisémites ont longtemps prétendu que cette partie de notre liturgie était une ruse qui nous permettait d’échapper aux amendes, aux loyers, et autres contrats passés avec des non-juifs. Il n’en est rien, évidemment. Il s’agit de se rappeler que les voeux, les promesses, ont une valeur tellement importante, qu’il ne faut pas en faire à la légère. Il s’agit de délier, pour celleux qui y croient, des attaches mystiques qui nous lient à nos paroles trop vite prononcées.
Vient ensuite, le lendemain après-midi, à l’heure où chacun‧e préférerait dormir, la lecture de l’histoire de Yona ou Jonas. Pour résumer : D;ieu ordonne à Yona d’aller porter un message pas super sympa aux habitant‧e‧s d’une ville (calmez vous ou je vous bute, en gros), mais Yona s’en tape et saute dans un bateau dans la direction opposée. Comme D;ieu voit tout et sait tout, et qu’il se fâche facilement, il envoie une énorme tempête (normal), et Yona chavire, et se fait bouffer par une baleine. Il passe 3 jours dans l’estomac du cétacé (normal), et se fait recracher comme un malotru. Il décide donc d’obéir à D;ieu, et va porter son funeste message. Mais D;ieu va pardonner les méchant‧e‧s de la ville, et Jonas va se mettre en colère car il souhaitait boire un verre en regardant les bûchers cramer. D;ieu lui fait pousser une plante, qu’il fait ensuite mourir, pour lui enseigner le jardinage. Ou la patience. Bref, une histoire qui raconte qu’on peut tomber plusieurs fois, se relever encore, qu’on peut se tromper, faire de la merde, mais trouver du sens à nos histoires, même du fond de l’estomac d’un énorme mammifère marin. C’est un moment intéressant de la journée, car souvent, dans les synagogues les plus traditionnelles, les hommes se battent pour avoir l’honneur d’ouvrir les portes du meuble qui renferme nos textes sacrés pour cette lecture. On raconte que celui qui remporte cet honneur aurait une ligne plus directe vers le pardon et vers la protection divine.
Pour finir la journée, il y a la Ne’ila, la dernière prière de la fête, qui se termine par le son du chofar, cette corne de bélier dans laquelle on souffle (normal), car son son aurait le pouvoir de déchirer le ciel. On rapporte que ce son si étrange permet d’éloigner le mauvais. Il faut dire que c’est une mélodie très particulière, je vous laisse juger.
Kippour est une fête particulière puisqu’on ne mange pas. On pourrait donc imaginer que les femmes ne sont donc pas bloquées à la maison comme au matin de shabbat, elles ont le loisir de descendre suivre l’office sans craindre que la table ne soit pas mise ou que les navettes au thon ne soient pas bien fourrées. Elles sont souvent bloquées par les enfants, qui doivent bien continuer à manger, eux, et qui ne supportent pas sagement les heures passées à la synagogue, malgré la grande bienveillance de la plupart des congrégations. Le kippour des hommes est sérieux, sombre, le kippour des femmes est domestique. Souvent, elles sont fatiguées d’avoir cuisiné pour le festin qui précède la fête, et celui qui viendra à sa sortie. Le patriarcat se cache dans des légendes que l’on raconte aux petites filles pour mieux les inféoder : elles sont dispensées des lois liées au temps, elles n’ont donc pas d’obligation à prier à la bonne heure, par exemple, car elles sont naturellement plus spirituelles que les hommes. Elles sont des reines, des princesses, les filles du Roi des rois. C’est pour cela qu’elles doivent couvrir leurs genoux et leurs clavicules, et que leur honneur se place dans la cuisson du pain. C’est pour cela qu’on les éloigne encore partout de la tradition de l’étude des grands textes du judaïsme. Leur rôle est de permettre aux hommes de s’y consacrer.
Je suis toujours submergée par l’angoisse à Kippour. Que je fasse un jeune parfait, obéissant à toutes le règles, et priant de toute mon âme, ou que je glande dans mon lit en maudissant la soif, il y a quelque chose d’existentiel qui se joue dans le creux de mon âme. La crainte du jugement, l’heure du bilan, les injonctions à mieux faire, à mieux être, ma pratique religieuse qui va et qui vient, le souvenir des Kippour passés, les fantômes de celleux qui ne sont plus là pour prier, je ne suis jamais seule pendant ces heures redoutables, je suis comme habitée d’une conscience plus juive que d’habitude. Quand j’étais jeune, on me racontait que notre destin était scellé en une seule seconde pendant la fête de Rosh Hashana, juste avant Kippour, et que si j’étais assez pieuse, je pourrais ressentir un léger frisson au moment même où D;ieu passait sur mon nom dans le grand livre de la vie. Je n’y crois plus, est-ce que j’y ai seulement jamais vraiment cru ? Mais cela a suffi à renforcer en moi la crainte du ciel, cette puissance mystérieuse, invisible, omniprésente. Malgré toutes mes sorties (de la religion de façon orthodoxe, de l’hétérosexualité, de la norme), je n’échappe pas à ce qui pousse depuis si longtemps tout au fond de mon ventre.
Cette année, je vais rompre le jeune avec ma famille, non juive. Et je suis très heureuse que ce jour si solennel se finisse dans la joie, avec celles et ceux que j’aime et que j’ai mis si longtemps à retrouver, avec ma femme que j’aime tant. Il sera là, le divin. Cette année, comme l’année passée, je vais naviguer entre mes contradictions religieuses, mes superstitions, mes habitudes culturelles, mes pulsions de libération, pour trouver une place qui me convient tout à fait. Je retourne à la synagogue, après de longues années de renoncement. Je suis heureuse de renouer avec cette tradition, de faire communauté avec des gens qui m’acceptent et parfois me ressemblent.
Je vous souhaite, à toutes et à tous, de trouver votre place, de l’interroger, de la faire et de la refaire, et d’être inscrit‧e‧s dans la livre de la vie. Je vous souhaite de franches ruptures avec ce qui vous enchaîne, ce qui vous fait du mal, ce qui vous empêche de vous trouver. Je vous souhaite des moments longs de douceur, de calme, des après-midi pour penser, des heures de rire. Je vous souhaite de pouvoir compter sur vous, d’avoir confiance en vous, en vos ressources, en votre courage, dans la force que vous mettez chaque jour à avancer. Je vous souhaite de savoir demander de l’aide, je vous souhaite d’avoir accès à votre vulnérabilité, je vous souhaite un entourage qui vous regarde sans masque, et qui vous aime tout entier‧e, de la tête aux pieds.
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