Gros Plan

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Par Daria Marx
13 sept. · 3 mn à lire
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La banalité, la sidération

Cette parenthèse traumatique vous est offerte par le procès de Dominique Pélicot. Nos programmes reprendront (je l'éspère) dès la semaine prochaine, avec une série de billets sur l'état de la grossophobie (et de la lutte contre la grossophobie) en France.

Difficile de rassembler son cerveau pour proposer un contenu mi-divertissant mi-pédagogue cette semaine. Le procès dit de Mazan, ou plutôt le procès de Dominique Pelicot, occupe tout mon esprit. Ce ne sont pas les actes ignobles décrits par les journalistes et repris en chorale glauque partout sur les réseaux qui me glacent, mais les réactions des inconnu‧e‧s, les défenses choisies par les avocat‧e‧s. L’horreur subie par Gisèle Pelicot, c’est l’œil du cyclone, tout tremble et tout vole en éclat à sa rencontre, nous voilà toutes transies d’effroi et de colère devant le chemin qu’il reste à faire.

Je n’arrive pas à me détacher des récits faits du procès. Minute par minute, c’est une longue torture que je m’inflige. Et puis pendant les pauses, il y a les interviews données par la fille de Gisèle, Caroline Darian, et puis son livre. Je dévisage les autres dans la rue. Est-ce-que vous vivez le moment avec la même intensité que moi ? Est-ce-que vous seriez allés une nuit, chez votre voisin, violer une femme inconsciente ? Une femme que vous pourriez recroiser dans la rue, le lendemain, comme vous me croisez maintenant. Est-ce-que vous arrivez à vivre des journées normales, à boire le café et à sortir le chien, sans penser à Gisèle, ses lunettes de soleil comme une armure, devant ceux qui, hier, s’introduisaient dans sa chambre. Comment ces hommes peuvent-ils se tenir debout devant elle ? Comment font-ils pour ne pas vaciller sous le poids de la honte, ne pas mordre la poussière à ses pieds ? Je me prends à rêver d’une punition divine. D’un éclair sorti du ciel qui viendrait les frapper.

J’ai la peur au ventre pour cette femme qui refuse le huis-clos. Bien sur, ma première réaction est d’applaudir ce choix, de la remercier pour son courage. Bien sur, la honte doit changer de camp. Bien sur, elle n’a pas à avoir peur. Bien sur, son refus est un geste fort pour toutes les autres victimes de violences sexistes et sexuelles. Pour les auteurs aussi. Tout sera public, les noms et les visages et les actes. Est-ce que les violeurs prendront peur devant la possibilité du dévoilement de leurs actes ? Est-ce que l’insulte faite à leur nom sera un barrage suffisant ? Je ne crois pas. Il suffit de consulter les réponses faites sur les réseaux sociaux aux récits du procès. Beaucoup se refusent à imaginer que la victime le soit tout à fait. On la soupçonne de complicité. Elle devait bien savoir. Elle devait se douter. Elle aurait du dire. Elle aurait du parler. Elle cache quelque chose. Les hommes défendent les hommes. Les femmes se défendent d’être des victimes potentielles. Cela ne peut pas leur arriver, à elles, trop pures ou trop fortes, selon l’angle choisi. 

Chacun‧e tremble à l’idée que leur récit du monde ne s’écroule. Pourtant, ce procès nous plonge de force, les yeux bien ouverts, dans les mécanismes immondes du patriarcat, de la violence et du silence. On connaît à présent les histoires familiales de ce couple tellement banal. L’inceste et les violences familiales, comme dans beaucoup trop d’histoires. Un homme qui pense qu’il peut tout faire, à la fois bon père et tyran domestique. Sans avoir vécu les tortures infligées par Dominique Pelicot, chacun‧e peut retrouver une partie de son histoire dans ce drame. Chacun‧e croise un fantôme d’une relation passée, d’un secret de famille, d’un ex violent. L’odeur du patriarcat, de la domination, de la contrainte, comme celle de la chair qui se putréfie, collante, omniprésente, mais familière. Et si ? Pourquoi elle ? Pourquoi lui ?

Trop vite, je m’imagine à sa place. Est-ce-que c’est normal ? Est-ce que tout le monde le fait ? Est-ce-que ces cauchemars sont réservés aux femmes ? Aux personnes victimes de viol ou d’abus sexuels ? Au fur et à mesure de l’audience, mon cerveau revisite les moments les plus sombres de mon histoire intime. Pas forcément dans les actes, pas forcément dans les mots, mais dans le ressenti, l’inquiétude. Le sentiment que ca pourrait déraper. La peur qui colonise le ventre et la gorge, qui empêche de crier, je m’entends négocier pour qu’une porte s’ouvre, pour qu’une clé réapparaisse. Se sauver, je me sauve, jusqu’à quand ? Je revois cette voiture ralentir près de moi alors que je remonte de la plage, j’ai à peine 10 ans, et cet homme qui me propose de venir prendre une douche chez lui. Tout se mélange. Tous se mélangent et s’incarnent dans les traits de Dominique Pelicot lorsque je peine à trouver le sommeil. 

Je m’imagine aussi à la place des violeurs. Non, plutôt, ils m’envahissent, ils colonisent mon continent intime, je me rends compte que je partage bien malgré moi la même humanité que ces gens, que nous sommes construits avec les mêmes pulsions et la même capacité au désir. Ce partage d’espace m’est insupportable. Oui, je voudrais qu’ils soient des monstres. Je préférerais les tenir bien loin de moi, dans des planètes d’un autre système. Je voudrais pouvoir les identifier facilement, qu’ils ne puissent même pas avoir forme humaine. Je voudrais ne rien avoir en commun, je voudrais qu’ils soient des petits hommes verts, hyper visibles, repérables.

Ce procès m’active. Il déclenche en moi des vagues souvenirs traumatiques que je peine à dompter. Il appuie sur les boutons rouge vif de mes alertes psychiques. Je me sens en danger, alors que rien ne me menace personnellement. Je ne crains rien. Pas plus que les autres jours en tout cas. 

Merci de soutenir ce billet hebdomadaire. Pardon pour son retard ce vendredi, et pour sa forme plus courte. A la semaine prochaine !