Gros Plan

Gros Plan est ma newsletter : elle se veut un mélange entre l'exercice du blog et de la veille sur les sujets qui m'animent : grossophobie, féminisme, et luttes sociales. Chaque semaine, vous recevrez donc un texte qui mélangera des réflexions intimes, un partage de mon savoir expérientiel de personne grosse, queer et usagère de la psychiatrie, mais aussi des réactions à l'actualité, des recommandations et autres contenu merveilleux. En vous abonnant, vous soutenez aussi mon travail depuis 15 ans et vous me donnez un peu de force pour continuer !

image_author_Daria_Marx
Par Daria Marx
Partager cet article :

Lieux du souvenir, 4/4

Cette semaine, on parle pour la dernière fois de mémoire, ou plutôt de ne pas en avoir. De dissocier, d'oublier, de douter. Et d'inceste, de domination enfants-adultes, et de tuer son violeur. Tout ça. Rien que ça. Ce billet du vendredi est accessible gratuitement à tous‧tes. À la mémoire de Tal Piterbraut-Merx ז״ל.

Je voulais finir ce mois du souvenir passé à faire du longe-côte dans mon petit marécage personnel par quelque chose de joyeux. C’est comme ça qu’il faut faire, il paraît, pour être populaire, il faut laisser le lecteur avec un message inspirant, une belle histoire à réchauffer au micro-ondes les jours de pluie. Je vous assure que j’en ai des jolis à raconter, des mêmes pas doux-amer, des lumineux, des amoureux, des rigolos. Le premier date avec ma femme, où nous discutons de nos choux préférés, affalées dans un parc, je tombe amoureuse entre Bruxelles et Romanesco. La Tate Modern à Londres avec ma mère, cette salle pleine de peintures immenses de Rothko, conduire un bateau au large de l’île Harbour, lire « Il est des hommes qui se perdront toujours » d'Emmanuelle Bayamack-Tam sur une plage à Marseille, l’odeur du soleil sur ma peau que je renifle pour jauger de mon degré de bronzage, rire à pleurer pour un mauvais jeu de mot avec mes ami‧e‧s. Ils existent tous et plus encore, ils sont les maillons de la chaîne qui supporte le poids du sort, qui s’entrelace autour des mauvais jours comme un boa pour les étouffer, les digérer.

Je pourrais, mais je ne vais pas le faire. D’ailleurs, je ne vais pas parler d’un souvenir, je ne vais rien raconter de précis, et c’est tout le souci, c’est toute ma quête depuis que je me reconnais victime d’inceste. Alors oui, trigger warning violences sexuelles dans l’enfance, puisqu’il faut le préciser, pour ce billet du vendredi. Trigger warning doutes, questionnement éternel et autres lieux-abattoirs pour le dépeçage méthodique de mes étés d’enfant passés dans le Sud-ouest de la France chez mon grand-père jusqu’à mes dix ans. Trigger warning ca n’arrive pas qu’aux autres, trigger warning ca arrive à tout le monde je crois, dans l’enfance ou plus tard, et finalement, peut-être qu’on passe nos vies à inventer des histoires plus grandes que l’horreur, pour recouvrir la tâche, cacher sous la nappe, pour faire passer, pour se perdre et s’oublier. Alors oui, ça ne sera pas gai, mais ça a le mérite d’être dit, d’être raconté, encore et encore, pour celles et ceux qui ne veulent pas savoir que ça arrive, pour celles et ceux à qui c’est arrivé, pour empêcher à celles et ceux à qui cela va arriver de se sentir trop seul‧e‧s, comme on l’a tous‧tes été.


Ce billet est accessible à tous‧tes mes abonné‧e‧s, mais je laisse des espaces ici pour vous laisser le temps de quitter sa lecture si vous ne souhaitez pas la continuer.

 

 

 

 

Je n’ai pas de souvenir précis des abus que j’ai subi. Je ne me souviens pas comment je me sentais. Je ne me souviens pas comment mon corps a réagi. Je ne me souviens pas de la première fois. Je ne me souviens pas combien de fois. Je ne me souviens pas si j’ai crié ou si je me suis même étonnée, si mon corps s’est contracté ou si j’ai pleuré. Mon cerveau de petite fille a déconnecté. Il y a des explications scientifiques, psychologiques, bien sûr. La sidération, l’effroi, la protection du reste des données par une intelligence passée en mode survie. L’écran bleu de la mort de la conscience. Le grand silence qui efface tout sauf les réflexes vitaux, continuer à respirer, fermer les yeux, entendre, attendre. Les paupières coffres-forts, dernier barrage entre le dedans et le dehors, dernière frontière contrôlée de ce qui rentre et de ce qui sort. Ni les larmes, ni la lumière. Le pire, c’est l’odorat. Aucun moyen de contrôler ce qu’on choisit de sentir. Aucun moyen d’oublier l’odeur de la crème, celle du tapis de bain sur lequel je suis allongée, celle de la lessive en poudre posée à côté de la machine à laver. Je n’ai pas choisi ces odeurs. Je n’ai pas choisi de les garder avec moi pour toute la vie. Je voudrais les brûler. Les interdire. Je dois vivre avec elles, comme avec le reste. Ce sont mes petits fantômes vulgaires et persécuteurs, ils me tirent dans les pattes quand je ne les attends pas, croche-pied au supermarché, comment expliquer que je me mets à pleurer ?

Je n’ai pas de souvenir précis des abus que j’ai subi, et pourtant je suis sure d’en être la victime. Presque sûre. Quasi sûre. Mon monde s’organise autour de cette question. Est-ce que je suis folle ? Est-ce que j’ai inventé ? Qu’est ce que je cherche à remuer cette tonne de merde ? Le monde tremble dès que je me mets à y penser, à chaque fois que je raconte, en thérapie, à mes ami‧e‧s. Je dois tout dire, tout le temps, comme un rituel, je cours après les souvenirs et je leur passe la corde au cou, j’ai peur qu’ils disparaissent, j’ai peur de les transformer, je les veux purs, intacts, je veux pouvoir prouver. Je m’épuise dans cette chasse, je me torture à m’imaginer diabolique, affabulatrice, je repousse sans cesse l’évidence. Il est plus facile de m’imaginer menteuse que de m’accepter petite et abusée. La quête du récit le plus vrai, le plus authentique, est un paratonnerre pratique. Je deviens fou de ne pas savoir plutôt que folle de rage d’avoir compris.

Je n’ai pas de souvenir précis des abus que j’ai subi, mais cela n’étonne personne. Dans le grand labyrinthe de l’amnésie traumatique, je croise des ami‧e‧s, des militant‧e‧s, des récits, des cris, des théories fumeuses et des influenceurs #inceste, tous‧tes racontent le trou noir, la dissociation, et puis la lumière. Pas comme un soleil qui viendrait réchauffer et envelopper, mais comme des flashs violents, incontrôlables. Les miens arrivent peu après mes 20 ans, alors que je me débats avec un gros épisode dépressif. Je suis tellement fissurée, usée, que les souvenirs se faufilent à travers les crevasses, propulsés par la chimie de mes nouveaux médicaments. Mon corps ne se trompe pas d’ailleurs : je régresse, j’ai la morve au nez et des sanglots de tout petit enfant abandonné. Je ne me souviens pas de tous les détails, mais je n’en ai pas besoin. Tout est clair dans ma chair. Tout est évident dans l’instant. Ce sont les réponses des autres qui vont me faire douter. Mon psychiatre du CMP d’abord, 10 minutes tous les mois, qui va juste répondre que cela ne l’étonne pas. Rien de plus. Pas de conseils, pas 4 minutes supplémentaires à accorder. Et puis mes proches, qui n’en font pas un événement extraordinaire. Oui, peut-être, ok. Passons à autre chose. Next.

Les violences sexuelles faites aux enfants embarrassent tout le monde, voilà la vérité. Personne ne veut les imaginer, personne ne veut y penser, personne ne veut en parler.  Personne ne veut imaginer ses enfants victimes, personne ne veut penser ses parents coupables. Finalement, les victimes sont des gens comme les autres, nous dissocions tous‧tes ensemble, collectivement, c’est presque rassurant cette humanité lâche et molle. Il n’y a pas de monstres sous le lit. Il n’y a qu’une organisation systémique et habituelle du déni. Je ne sais pas comment nous pouvons nous reconnecter. Comment regarder notre immonde secret bien en face, tous‧tes ensemble ? Il n’y a qu’entre enfants abusés qu’on se voit vraiment. On a la poignée de main secrète, le signe de reconnaissance discret, on se sait, on se reconnaît. On devine même avant les mots des autres leurs signes, leurs symptômes, on n’a pas besoin d’un dessin, on a compris. Tu en es.

Souvent, j’entends dire qu’avant, on ne parlait pas de ces choses-là, qu’on n’avait pas les mots, qu’on ne pouvait pas se douter. Avant, c'est maintenant. Rien ne change.  Les chiffres sont les mêmes, chaque année 160 000 enfants minimum subissent des abus sexuels en France. L’inceste et les violences faites aux enfants sont partout, les victimes et les auteur‧ice‧s se multiplient, comme les injonctions culpabilisantes à porter plainte, à se soigner, à réagir, à parler. Si #MeToo a marqué le féminisme, le #MeTooInceste, tout le monde s’en fout. Les enfants sont là pour être abusés, d’une manière ou d’une autre, c’est ce que raconte l’organisation du système de domination, tout légitime la surpuissance du parent, de l’adulte. Les enfants sont des êtres à corriger et à modeler, qui ne doivent pas déranger.

A défaut de me souvenir de tout, à défaut de pouvoir dire combien de fois, à défaut d’avoir eu le courage de porter plainte, je vais continuer à me raconter à qui veut l’entendre. Il y a dans l’affirmation et dans la répétition de mon récit quelque chose qui me tient, quelque chose qui me sauve. J’essaie d’écrire un roman sur le sujet de l’inceste en ce moment. Pourtant, je me retiens encore. J’ai peur que les mots de l’abus, les vrais mots des vraies choses, celles dont je me souviens, j’ai peur qu’ils servent aux fantasmes des autres, j’ai peur qu’ils rejoignent le hashtag porno dans le cerveau des hommes. C’est ce qu’il se passe en ce moment avec le procès de Mazan. Les horreurs subies par Gisèle excitent les hommes, et permettent à chacun son petit commentaire misogyne, son petit questionnement pervers. Il m’est insupportable de lire ces inconnus sur les réseaux sociaux se penser légitime à mettre en doute la victime. De toute la hauteur de leur pénis flasque, ils osent fanfaronner en public sur les viols subis sous soumission chimique, ils pensent chevaleresque et révolutionnaire de choisir ce moment pour de défendre la cause des hommes contre les féministes hystériques. La victime ? Ils l’ont déjà oubliée. Les journalistes même choisissent d’effacer son prénom. Elle est une femme, elle est une victime, elle n’existe déjà plus.

Comment prendre de la place avec nos récits d’abus sans être effacées par la honte, l’embarras, les fantasmes des hommes ou leur agenda masculiniste ? Comment exister tout en se pointant du doigt comme victime, ce mot que certaines refusent encore, on les comprend, tant il est stigmatisant ? On voudrait faire de nos traumatismes des états transitoires sur lesquels capitaliser, il faudrait devenir entrepreneuse de son propre malheur, prouver qu’on s’en sort, qu’on peut avancer, qu’on est une battante, qu’on devient une leçon de vie. Voilà ce qu’on attend de nous, les violées, les humiliées, les oubliées. Tout ca sans la moindre aide psychologique remboursée. Il ne faudrait pas trop couter à la société. Abîmée, mais juste assez pour en faire une force tu sais. 

Je resterai une mauvaise victime.  De celles qui ne se souviennent pas parfaitement. De celles qui pleurent encore, de celles qui hurlent encore, de celles qui se réchauffent encore à l’idée de rendre la violence, de tuer leur violeur. De celles qui ne passent pas à autre chose malgré toutes les heures de thérapie, de celles qui racontent parfois trop crument, parfois pas assez, de celles qui ne peuvent pas passer à autre chose, parce que l’inceste et les violences faites aux enfants sont partout, tout le temps. 

Merci d’avoir été au bout de ce billet. Si sa lecture a été difficile, ne restez pas seule. Merci de partager mon travail autour de vous si vous le pouvez. Merci de vous abonner pour me soutenir financièrement si vous en avez envie.

Lire : 

Le Berceau des dominations, Anthropologie de l’inceste, Dorothée Dussy

La culture de l’inceste, sous la direction d‘Iris Brey et de Juliet Drouar, qui contient un texte de Tal Piterbraut-Merx. Je dédie ce billet du vendredi à sa mémoire, qu’elle soit une libération et une révolution pour toutes et tous.